2020, l'année des satellites : une nuée artificielle en expansion au-dessus de nos têtes
Offrant un champ des possibles chaque jour un peu plus large, l'activité satellitaire est à l'origine de nouveaux enjeux pour l'humanité qui, en 2020, a placé sur orbite un nombre record d'objets artificiels.
Nous sommes un soir d'avril 2020. Dans un contexte de crise sanitaire mondiale, plusieurs Etats ont confiné leur population. Il est près de 22h, heure française, lorsque les premières images sont diffusées sur Internet : des points lumineux, formant une ligne parfaitement droite, avancent à vive allure dans l'obscurité d'un ciel étoilé. Les spéculations fleurissent alors sur les réseaux sociaux. Rapidement, les rumeurs se heurtent à la réalité : le jour même, le patron de SpaceX a annoncé le succès du déploiement d'un train de 60 satellites, faisant chacun la taille d'une machine à laver, qui a rejoint la constellation Starlink, censée inonder notre globe dans les années à venir de l'Internet satellitaire. La flotte en question compte alors 420 «small sats» opérationnels sur les dizaines de milliers envisagés…
2020, année record
Tous pays confondus, jamais l'humanité n'aura envoyé en une année autant de satellites autour de la Terre qu'en 2020 : 1 200, selon l'astrophysicien américain Jonathan McDowell, cité le 14 décembre par le site The Verge. Si l'on met de côté les missions d'exploration à plus grande échelle de notre système solaire, les orbites terrestres accueillent les satellites à des altitudes qui varient selon leur objectif. Ainsi, l'orbite basse, qui s'étend jusqu'à 2 000 kilomètres au-dessus de notre planète, est pour l'heure majoritairement utilisée pour l'observation terrestre (la Station spatiale internationale, qui effectue surtout des expériences scientifiques en microgravité, évolue par exemple entre 330 et 420 kilomètres d'altitude). Vient ensuite l'orbite moyenne, entre 2 000 et 36 000 kilomètres d'altitude, qui accueille par exemple les satellites de géolocalisation (tels le système américain GPS, le russe Glonass, l'européen Galileo, ou encore le chinois Beidou). Enfin, l'orbite géostationnaire, située à 36 000 kilomètres, héberge des engins rayonnant au-dessus d'un point fixe de notre planète, notamment au service des télécommunications.
Afin d'avoir un aperçu global de cette présence satellitaire en temps réel, plusieurs sites Internet d'observation existent, comme CelesTrak (voir infographie interactive ci-dessous). Attention toutefois aux ordres de grandeur trompeurs de cette animation : les points lumineux représentant les satellites sont évidemment surdimensionnés pour qu'ils soient visibles à l'écran (selon votre connexion, plusieurs secondes peuvent être nécessaires avant l'apparition des points lumineux autour du globe).
Des satellites qui bouleversent nos modes de vie
Suivant une courbe exponentielle, l'essor de l'activité satellitaire est activement lié à l'évolution de nos modes de vie. Comment donc apprécier les apports et risques attachés à la présence croissante de cette constellation artificielle au-dessus de nos têtes ? «Tout dépend de l'application qu'on en fait, c'est-à-dire de ce que l'on fait concrètement avec les données que l'on obtient», résume pour RT France un ingénieur dans l'aérospatiale.
En premier lieu, l'observation de notre planète par les satellites a doté l'humanité de capacités considérables dans le domaine de la gestion des catastrophes naturelles. Initiée par le Centre national d'études spatiales (Cnes) et l'Agence spatiale européenne (ESA) en 1999, la Charte internationale Espace et catastrophes majeures a ainsi déjà été activée pas moins de 680 fois pour faire face à des situations d'urgence dans 126 pays, selon un article publié en octobre 2020 sur le site de la Charte. En effet, dès lors qu'elles sont sollicitées, les 17 agences spatiales qui la composent aujourd'hui s'engagent à mettre à disposition, en un temps minimum, des données obtenues de l'espace dans le but d'aider à coordonner les efforts face à telle ou telle situation.
A travers l'apport d'informations cruciales et l'appui à des organisations reconnues aux échelles nationales, le processus de la Charte permet de fournir à un pays en difficulté des données précieuses afin que ses entités souveraines puissent prendre la main sur toute situation d'urgence. Une entraide respectueuse des souverainetés particulièrement bienvenue, quand on considère les difficultés auxquelles est confrontée l'aide humanitaire traditionnelle. «Manque de coordination, méconnaissance des terrains d’intervention, contournement des acteurs locaux» : en avril 2020, Le Monde Diplomatique se penchait ainsi sur «les ambiguïtés de l'action humanitaire» à travers le monde.
En outre, au fil du temps, l'observation permise par les satellites a également joué un rôle incontournable dans la découverte des phénomènes climatiques. Les avancées scientifiques qu'elle a générées ont d'ailleurs été à l'origine des premières initiatives intergouvernementales en la matière, dont les contours politiques, loin de faire consensus sur la scène internationale, restent encore à préciser.
L'aménagement du territoire, l'optimisation des ressources utilisées par le monde agricole, ou encore les enjeux de la déforestation constituent aussi des domaines dans lesquels le suivi satellitaire du climat et des végétations s'avère utile.
Une simple antenne satellite au niveau de la mairie d'un village isolé peut offrir à ses habitants l'accès wifi, qui rend possible les télécommunications, voire permet de mettre en place de la télé-médecine ou de la télé-éducation
Sur le volet des communications, l'activité des satellites peut offrir des perspectives aux populations isolées, dépourvues d'infrastructures de communications terrestres, dont l'installation coûteuse se heurte à la logique du marché. «Qui dit grande surface et petite population, dit installations d'envergure peu rentables. Or, une simple antenne satellite au niveau de la mairie d'un village isolé peut offrir à ses habitants l'accès wifi, qui rend possible les télécommunications, voire permet de mettre en place de la télé-médecine ou de la télé-éducation. L’avantage de l’information satellitaire est qu’elle s’affranchit des barrières géographiques : elle tombe du ciel. Il suffit alors de se positionner dessous pour la recueillir grâce à une antenne adaptée», nous explique le professionnel du secteur que nous avons interrogé. Quant à la géolocalisation par satellite, au-delà de son utilisation quotidienne par un public chaque jour plus large, la technologie octroie des capacités intéressantes d'un point de vue logistique, en témoigne le suivi en temps réel du trafic sur le réseau ferroviaire français qui permet de positionner très précisément les trains eux-mêmes, et non plus seulement les tronçons dans lesquels ils se situent.
Surveillance, «encombrement»… Des inquiétudes
Observation de notre globe, télécommunications, géolocalisation… Autant de champs applicatifs dans lesquels l'activité satellitaire est à double tranchant, en premier lieu sur le thème de la surveillance des populations. «Un nouveau satellite de surveillance qui peut voir jusque dans votre salle de bains», titrait par exemple France Culture une semaine avant Noël.
Depuis l'espace, on peut voir si tu as mis des tongs ou des sabots pour aller dans ton jardin
Contrairement à l'utilisation de drones civils qui, de part et d'autre du globe, fait l'objet de réglementations bien précises, comme en France, il apparaît très difficile de contrôler ce qu'observent les objets placés en orbite, chaque jour plus précis en matière de résolution. «Depuis l'espace, on peut voir si tu as mis des tongs ou des sabots pour aller dans ton jardin», illustre notre interlocuteur en référence à la précision que l’on obtient grâce à l'observation satellitaire : «Notons que les observations dans le domaine optique, plus largement répandues, restent limitées par les conditions météorologiques ; elles peuvent être contournées ou complétées par des observations radar (autres bandes de fréquence) qui s’affranchissent complètement du couvert nuageux.»
2 787 satellites opérationnels en orbite terrestre, dont 1 425 américains
Autre thématique qui fait l'objet d'apparitions souvent anxiogènes dans l'actualité : «l'encombrement» de notre voisinage spatial. Dans la dernière mise à jour de sa base de données satellitaires, qui remonte à juillet 2020, l'Union of Concerned Scientists (UCS), un groupe de scientifiques dont le siège social est basé à Cambridge (Massachusetts), évaluait ainsi à «2 787 le nombre de satellites opérationnels en orbite terrestre, dont 1 425 américains», soit plus de la moitié du total. Le podium est complété par la Chine et la Russie qui, selon la même base de données, arrivent loin derrière, avec respectivement 382 et 172 satellites opérationnels.
L'expansion de cette présence artificielle en orbite retient chaque année un peu plus l'attention et les efforts du secteur spatial. Les satellites opérationnels se partagent en effet les orbites terrestres avec les débris de leurs aînés et des étages de lanceurs préalablement propulsés, dont la présence s'est avérée, dans les débuts de l'ère spatiale, être un sujet de second plan.
Mais avec le temps, la question est devenue inévitable, avant tout en raison des dangers et coûts que représente une collision pour les opérateurs de satellites. C'est pourquoi les principaux acteurs du secteur investissent. Alors que certains organismes s'efforcent désormais de cartographier les débris spatiaux, l'agence américaine FCC (acronyme anglophone pour Commission fédérale des communications) annonçait en avril 2020 une «mise à jour des règles en matière de réduction des débris orbitaux pour la nouvelle ère spatiale».
La France est le seul pays doté d'une loi qui traite des débris spatiaux : il s’agit de la loi sur les Opérations spatiales, promulguée en 2010
«La Russie répond au problème des débris spatiaux par un satellite autodestructeur», titrait de son côté Sputnik l'année précédente, en référence à un brevet déposé par l'agence spatiale russe Roscosmos. «Des chercheurs chinois veulent pulvériser les débris spatiaux à coups de laser», expliquait L'Express encore un an plus tôt.
En remontant ainsi le temps, force est de constater la présence d'un acteur particulièrement à la pointe dans ce domaine : la France. «La France est le seul pays doté d'une loi qui traite des débris spatiaux : il s’agit de la loi sur les Opérations spatiales promulguée en 2010», expliquait le Cnes dans un dossier publié à ce sujet en 2017.
Concernant la mise hors-service des engins en fin de mission, l'une des techniques mises en œuvre par le Cnes consiste, par exemple, à ce que les satellites envoyés autour de la Terre embarquent une quantité supplémentaire de carburant permettant de les désorbiter le moment venu. «Les satellites en orbite basse seront alors brûlés lors de leur rentrée dans l’atmosphère terrestre, les satellites géostationnaires écartés vers une orbite dite "cimetière"», explique l'ingénieur dans l'aérospatiale que nous avons contacté.
En 2008 déjà, le Comité des Nations unies pour les utilisations pacifiques de l'espace extra-atmosphérique publiait un rapport soulignant plus d'une dizaine de fois l'enjeu de la réduction des débris spatiaux, et insistait sur la nécessité de lignes directrices à suivre sur le sujet.
La densité d'objets dans la zone orbitale la plus peuplée n'est que d'un objet de la taille du poing par cube de 100 km de côté
Témoignant de l'importance de cette thématique dans le secteur spatial, l'ESA a signé avec l'entreprise suisse ClearSpace, le 1er décembre 2020, la commande pour 86 millions d'euros du premier satellite-éboueur de débris spatiaux, dont le lancement est prévu à horizon 2025. Il aura pour cible un morceau d’une ancienne fusée européenne Vega, objet laissé en 2013 à une altitude d'environ 801 kilomètres.
Cependant, face aux inquiétudes générées par la question des débris spatiaux, le président du Cnes, Jean-Yves Le Gall, commentait cette année la présence en orbite de quelque 30 000 objets de plus de 10 cm : «Pour impressionnants que paraissent ces nombres, il faut les relativiser […] La densité d'objets dans la zone orbitale la plus peuplée n'est que d'un objet de la taille du poing par cube de 100 kilomètres de côté», écrit ainsi le chef de l'agence spatiale française dans les colonnes de la revue Diplomatie.
Inéluctable militarisation de l'orbite terrestre ?
Plus de six décennies après les premiers pas de l'humanité dans l'ère spatiale, la configuration du secteur a évolué et compte aujourd'hui de nombreux acteurs.
Avoir accès à l'espace devient une question de souveraineté
Agences spatiales japonaise, indienne, européenne, canadienne… Autant d'établissements qui figurent, outre le podium précédemment cité, dans le top 10 des principaux lanceurs de satellites. «Tous les pays qui en ont les moyens sentent bien qu'ils ne peuvent pas rester à la traîne dans le domaine spatial. Avoir accès à l'espace devient une question de souveraineté, pour ne pas se vassaliser à d’autres nations "phare" comme les Etats-Unis, la Chine ou la Russie», commente ici notre interlocuteur.
Inévitablement, l'évolution du champ des possibles satellitaires comporte son lot de tensions. Les Etats-Unis, dont les investissements cumulés dans le spatial en 2019 (50 milliards de dollars) représentaient près du double du budget des cinq autres plus grosses puissances du secteur, donnait naissance le 20 décembre de la même année à la Force spatiale américaine, sous l'acronyme anglophone USSF, qui constitue à ce jour la sixième branche des forces armées du pays.
Deux mois plus tôt, sur fond d'un incident orbital après lequel la ministre française des Armées Florence Parly avait accusé la Russie d'avoir tenté de capter les communications d'un satellite militaire franco-italien, Paris avait déjà annoncé la création de son Commandement de l'espace (CDE). Un service interarmées dont la raison d'être est ainsi décrite sur le site du gouvernement : «[Mener une] politique spatiale militaire à travers trois missions : le renforcement des usages militaires actuels (observation, communications, recueil de renseignement) ; l’extension des capacités de connaissance de la situation spatiale ; et le développement d’une capacité d’action dans l’espace.»
Publié en février 2020, le même article faisait état d'un service qui pourrait être composé de 500 personnes d’ici 2025, ajoutées aux quelque 1 700 employés du Cnes. L'agence spatiale française va-t-elle, à terme, faire des questions militaires sa vocation principale ?
En tout état de cause, au-delà des coopérations scientifiques majeures que l'activité spatiale continue de générer entre les différents acteurs du secteur, celui-ci connaît une militarisation indissociable de son développement. Le fait est que le spatial vient de la Défense, qui reste un client majeur en la matière. 2020 n'aura donc pas échappé à la règle sous le regard menaçant de la première puissance du secteur. «L’Iran devra rendre des comptes», tonnait par exemple l'administration américaine au mois d'avril, en réaction au premier lancement d'un satellite militaire par Téhéran.
Fabien Rives