Le 27 avril vers 17 heures à Colombes, deux policiers motards sont violemment percutés par une voiture conduite par Youssef Tihlah, 29 ans, un habitant du quartier qui, peu après son interpellation par la police municipale, a fait part du caractère intentionnel de son acte. Les enquêteurs de la police judiciaire auraient ensuite «rapidement trouvé des éléments le rattachant» au groupe terroriste Daesh, selon les informations du Point. Il aurait notamment évoqué la Palestine, Gaza et l'Etat islamique.
Le lendemain, l'enquête est prise en charge par le Parquet national antiterroriste après une expertise psychiatrique concluant à une absence d'altération du jugement de l'assaillant. Celui-ci est donc mis en examen pour tentative d'assassinat sur personne dépositaire de l'autorité publique et association de malfaiteurs terroriste criminelle.
Il est aussi très promptement constaté que l'auteur de cette attaque n'est pas connu des services de renseignement pour radicalisation islamiste. Lors d'une perquisition à son logement, situé non loin du lieu de l'attaque selon Le Parisien, un voisin d'une vingtaine d'années est également interpellé après avoir défié les policiers présents, selon Le Point qui précise que «dans d'ultimes rodomontades» le jeune homme a fait part de ses propres «projets» sans les détailler.
Les services sont-ils aveugles dans les quartiers ?
Une attaque inattendue «en relation avec une entreprise terroriste», tout comme à Romans-sur-Isère le 4 avril, et une ambiance de défiance générale dans une petite ville des Hauts-de-Seine qui en dit long sur le manque de clairvoyance des services de renseignement dans certains secteurs qui n'ont pourtant toujours pas été estampillés comme prioritaires, même s'ils étaient notoirement connus pour être traversés par un certain sentiment d'insécurité en ce qui concerne Colombes.
A propos du quartier précis de l'attaque survenue dans cette commune des Hauts-de-Seine, un article du Parisien, paru en décembre 2019, est assez éclairant. Il est assorti du témoignage d'une riveraine : «Ce n'est peut-être pas dangereux, mais vivre ici n'a rien d'agréable et pourtant je le fais depuis 30 ans. C'est les halls squattés, les insultes, le sentiment de gêner des petits durs. Ici, le mieux c'est de ne rien dire sinon on a droit à des menaces.»
Un témoignage auquel la maire Nicole Goueta a répondu en fin d'article, insistant sur l'équipement de la police municipale et sur le lien de proximité : «On a réarmé et mieux équipé notre police municipale et cela porte ses fruits. [...] Elle intervient désormais dans les halls squattés. Elle s’occupe de ces faits qui pourrissent le quotidien des gens. [...] On a une annexe mobile qui fait le tour des quartiers et va au-devant de la population, une brigade de proximité à vélo… Alors on en fait de la proximité !» Et de conclure : «Les quartiers sont apaisés.»
Les maîtres-mots : la proximité, le lien entre police et population... ces notions se sont-elles érodées au point de presque disparaître au sein des forces de sécurité intérieure françaises ? Pour tenter d'y répondre, RT France a contacté diverses sources policières.
La DRPP où travaillait Harpon sera-t-elle diluée dans la DGSI ?
Noam Anouar, policier et délégué syndical pour VIGI-MI, a notamment travaillé en infiltration dans des mosquées salafistes par le passé et son parcours l'a mené, entre autres, à la Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP), ainsi qu'au renseignement territorial.
Le lendemain de l'attaque de Colombes, il a déclaré sans emphase sur Twitter : «Colombes, c'était donc un attentat. Comme dans le parc de Villejuif... Les antécédents psychiatriques viennent justifier que le renseignement n'ait rien vu. Le renseignement dans le 92, c'est encore et toujours la DRPP.»
Le message intriguant renvoie à l'attaque terroriste du 3 janvier à Villejuif (Val-de-Marne) commise par Nathan Chiasson, 22 ans, abattu par la police après avoir assassiné un homme au couteau. Or le tweet du policier militant interroge également sur l'efficacité de la DRPP, le même service qui avait été frappé en octobre 2019 par Mickaël Harpon qui y travaillait.
Une commission d'enquête parlementaire, présidée par le député Les Républicains Eric Ciotti, avait tenté de démêler les responsabilités de cette attaque venue de l'intérieur et s'était particulièrement penchée sur les failles consubstantielles de cette direction du renseignement.
Le 5 février lors d'un point presse d'étape de la commission d'enquête (qui devait en théorie conclure ses travaux le 7 avril) auquel a assisté RT France, le président de la commission avait fait allusion aux pistes de réflexion envisagées par les députés et l'une d'entre elles semblait avoir la faveur des parlementaires : le rattachement de la fameuse DRPP à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI)... Une pierre jetée dans le jardin de la préfecture de Paris, notamment par ceux qui aimeraient la voir perdre un peu de son pouvoir.
Eric Ciotti et le rapporteur LREM de la commission, Florent Boudié avaient particulièrement étrillé «l'amateurisme» de la DRPP et avaient pointé, au nom de leurs collègues députés une «accumulation de dysfonctionnements majeurs, structurels, fonctionnels et organisationnels» qui expliquerait en partie que Mickaël Harpon ait pu continuer à travailler au sein d'une institution qu'il a finalement attaquée au couteau, malgré des signes avant-coureurs de radicalisation islamiste.
La DRPP ne survit que parce qu'elle a des dossiers sur de nombreuses personnes importantes du monde politique et médiatique
Les députés en avaient conclu, dès le mois de février, que selon eux, la DRPP n’appliquait pas, en son propre sein, «des standards en vigueur dans les autres services de renseignement» comme la DGSI (sécurité intérieure) ou la DGSE (sécurité extérieure). L'avenir de la DRPP avant même l'attentat de Colombes paraissait donc bien sombre.
La direction mal-aimée de la police ?
Une source policière, peu amène à l'égard de la DRPP et contactée par RT France, n'était pas avare de sarcasmes au téléphone le 29 avril : «La DRPP ne survit que parce qu'elle a des dossiers sur de nombreuses personnes importantes du monde politique et médiatique. Cette institution est un peu comme une vieille dame à qui on n'oserait pas toucher parce qu'elle peut vous empoisonner. Mais en police, l'idée assez partagée qu'on a de cette maison est la suivante : l'agent de la DRPP accroche son manteau à la patère le matin et il peut aller faire ses courses toute la journée si ça le chante. Ce n'est pas toujours le cas, évidemment, mais malheureusement, ça a trop longtemps été un réceptacle à feignants, ceux dont on ne savait pas quoi faire atterrissaient là-bas. Je caricature à peine.»
En ce moment, avec le confinement, certains font même leurs notes d'ambiance au téléphone
Le travail des différents services de renseignement intérieur français est pourtant régulièrement loué par le ministre de l'Intérieur. Quelques jours après l'attaque de la préfecture de police de Paris, Christophe Castaner avait avancé le chiffre de 60 attentats déjoués sur le territoire national depuis 2013. Les services de l'antiterrorisme fonctionnent donc malgré les quelques attaques qui semblent aujourd'hui imprévisibles... Mais les stratégies de renseignement intérieur sont-elles les bonnes ?
Une autre source policière contactée a fait part d'une information surprenante pour le béotien : «En ce moment, avec le confinement, certains font même leurs notes d'ambiance au téléphone. Evidemment, c'est confortable pour tout le monde, mais ça ne répond pas aux besoins immédiats posés par les menaces actuelles.»
Des talents mais un manque de vision stratégique, selon Anouar
Joint par téléphone, Noam Anouar nous a décrit un mille-feuilles administratif qui a tout pour réussir, mais qui pécherait par manque de vision stratégique.
Il l'assure à RT France : «Les collègues travaillent bien, ce n'est pas le problème, mais ce qu'on peut déplorer, c'est que la DRPP est une usine à promotion, notamment pour le corps des commissaires. C'est-à-dire que lorsque les directions ont déjà toutes été pourvues à la DGSI, on les nomme à la DRPP et le poste est équivalent.
Conséquence, selon cet ancien de la DRPP entre 2010 et 2013 : «Il y a surtout un manque d'efficacité et on peut évidemment le constater au regard du nombre d'attentats qui nous ont malheureusement frappés ces dernières années en petite couronne parisienne.»
Noam Anouar lui-même a travaillé sur les sujets de l'antiterrorisme, affecté notamment au suivi de l'islam de France, parfois en tant qu'infiltré dans des mosquées considérées salafistes. A titre d'exemple, il cite cette simple anecdote : «Avec des collègues, nous avons tenté d'alerter en 2011 sur l'importation d'une doctrine religieuse radicale en provenance de la zone irako-syrienne. Il s'agissait de celle d'Abou Bakr al-Baghdadi [considéré comme le chef puis le «calife» de Daesh, éliminé fin octobre 2019]. Mais la DRPP nous a donné tort alors que la triste suite nous a donné raison : la menace s'était bien déplacée vers cette zone irako-syrienne.»
Les fonctionnaires enfermés dans leurs bureaux voient le monde extérieur comme ils désirent le voir
Selon Noam Anouar, dans de telles situations, le chef de service doit savoir donner la priorité à telle ou telle information ou inquiétude. Cependant au sein de ce type d'institutions administratives, d'autres enjeux viendraient parasiter l'efficacité attendue, notamment le zonage géographique. Noam Anouar décrit alors une imbrication policière complexe : «A Paris, la DRPP a l'exclusivité. En petite couronne, en revanche, la DRPP travaille en doublon avec la DGSI... Paradoxalement, c'est aussi là qu'on constate récemment le plus d'attaques terroristes d'un point de vue statistique, alors qu'il s'agit du secteur où on devrait disposer du plus de renseignement. Au-delà, en grande banlieue, comme dans le Val d'Oise par exemple, c'est la DGSI qui est compétente. On peut imaginer que c'est ainsi qu'Harpon est passé entre les gouttes d'ailleurs.»
De gros moyens pourtant injectés après Charlie Hebdo
Cet ancien agent de la DRPP estime que les moyens alloués par l'ancien ministre de l'Intérieur Bernard Cazeneuve dès janvier 2015 après l'attaque contre Charlie Hebdo sont pourtant conséquents, surtout en matière d'effectifs : «Ils ont gagné plus de 100 collègues à cette époque et la valeur qualitative des policiers n'est pas non plus en doute.»
Toutefois le policier souligne l'obsolescence d'une grille de lecture administrative du monde réel : «Les directeurs voudraient que le monde fonctionne à leur volonté, mais la société fonctionne comme elle veut, sans se soucier de l'administration... L'attaque de Colombes s'est déroulée non loin des récentes violences urbaines de Villeneuve-la-Garenne par exemple, mais les violences urbaines et l'antiterrorisme sont traités par deux sections différentes d'un point de vue administratif. On pourrait pourtant lier en partie les deux pour ajouter un élément de contexte dans le passage à l'acte. On ne peut pas mettre les gens dans des cases, ça ne fonctionne pas comme ça. On peut être psychotique et terroriste, de même qu'un délinquant peut être islamisé, radicalisé.»
Sans fustiger, Noam Anouar déplore au téléphone une certaine philosophie policière : «Les fonctionnaires enfermés dans leurs bureaux voient le monde extérieur comme ils désirent le voir. Le problème ne provient pas de la qualité de l'information, il s'agit d'un problème de concept surtout. On surveille les mosquées, les imams et leurs prêches, mais c'est un modèle des années 1990. Le monde est différent à présent. La menace a muté.»
Pour autant, l'ancien infiltré juge qu'une dissolution de la DRPP dans la DGSI serait contre-productive : la DGSI ne saura pas gérer la contestation sociale et les manifestations comme la DRPP. Cette direction de la préfecture doit conserver ses prérogatives de mission. Il y a aussi le suivi du hooliganisme, les déplacements des élus à sécuriser. Les spécialités de la DGSI sont la contre-ingérence et l'antiterrorisme, mais on ne peut pas prendre toute la DRPP et la rattacher comme ça à la DGSI, il faudra garder des antennes spécialisées s'il y a un rapprochement.
La mission d'enquête parlementaire sur le dossier Harpon n'a fait que suggérer cette piste de réflexion lors de son point presse d'étape en février 2020 et elle ne sera pas nécessairement retenue, mais les élus semblaient bien se pencher sur une hypothèse proche d'un rattachement. Pour tenter d'y voir plus clair, RT France a tenté de contacter Eric Ciotti le 29 avril qui n'a malheureusement pas donné suite à notre demande.
La mort de la police de proximité : le péché originel ?
Contacté par RT France, l'ancien commandant de police Jean-Pierre Colombies a invoqué ses 35 années passées dans la maison bleue pour livrer son analyse concernant le renseignement de rue et le lien police-population qu'il dit avoir vu se détériorer sous ses yeux, surtout au tournant des années 2000.
On ne contrôle rien dans certains secteurs, c'est ça la réalité. Derrière le discours politique de Beauvau, il n'y a rien
Egalement porte-parole de l'association de policiers en colère UPNI, l'ancien gradé regrette : «Qu'est notre renseignement devenu ? Il faudrait une police de proximité pour avoir des relais sur le terrain, du renseignement local, mais cette proximité, justement, elle a disparu. Après la fin de la "polprox" [police de proximité] sous Sarkozy en 2003, tout ce qui a été tenté a viré à l'échec. On a essayé de s'appuyer sur les associations financées par les mairies et les départements notamment. La "polprox" nous permettait d'avoir un œil sur le terrain, ça marchait très bien. Cette police avait bien entendu des défauts, mais les îlotiers de quartier connaissaient tout le monde. Les gamins, ils les avaient vu grandir !»
Jean-Pierre Colombies regrette d'autant plus cette proximité qu'il en a vu les derniers feux avant l'arrivée d'une nouvelle philosophie policière qu'il n'a de cesse de fustiger : «Nous avions nos flicards en scooters et n'attendions pas de leur part qu'ils fassent des chiffres et de l'interpellation à tout-va. Ce qu'il fallait au contraire, c'est que les gens n'aient pas peur d'eux, qu'ils constituent un relais naturel, des interlocuteurs de confiance pour les citoyens. Je l'ai vu surtout à Marseille dans les années 1990... Ensuite, Sarko est arrivé et il a pulvérisé tout cela au nom de la rentabilité chiffrée et il a donné les pleins pouvoirs aux brigades anti-criminalité, toujours au nom des statistiques. C'était disproportionné.»
La question se pose alors : la DRPP ou la DGSI auraient-elles pu voir venir les attaques de Colombes ou de Villejuif ? Pour l'ancien commandant, c'est toute la culture policière qu'il faudrait revoir pour y répondre, voire remonter le temps : «Il faudrait une culture du terrain et de a prise de risque pour que ce soit possible. Mais c'est devenu très difficile d'aller dans ces quartiers pour la police. Les commissariats n'ont plus vraiment les effectifs nécessaires dans certains cas. Il reste les BIVP [brigades d'information de la voie publique] et les BSQ [brigades de soutien des quartiers, souvent à vélo] pour faire le relais avec les associations subventionnées et les mairies... Mais, globalement, on constate qu'il n'y a plus de corrélation entre ce qu'on fait et ce qu'il serait nécessaire de faire. On ne contrôle rien dans certains secteurs, c'est ça la réalité. Derrière le discours politique de Beauvau, il n'y a rien. La politique a renoncé à agir il y a bien longtemps dans ce domaine et n'a aucune colonne vertébrale idéologique pour y remédier.»
Les spécialistes de la sécurité intérieure ont alerté sur la double-menace
Le «monde d'après» étant fréquemment évoqué sur les plans médiatique et politique ces dernières semaines à propos de la pandémie de Covid-19, il serait légitime de s'interroger sur le devenir du renseignement intérieur français à la lumière des derniers assauts lancés contre la France et les Français par des déséquilibrés se réclamant du groupe terroriste Daesh. Ainsi que plusieurs groupes de réflexion l'ont souligné, à l'instar du Centre d'analyse du terrorisme (CAT) et du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure (CRSI) depuis l'attaque de Romans-sur-Isère, la crise sanitaire n'annule pas le risque sécuritaire face au front du terrorisme djihadiste ; au contraire, il l'alimente.
Selon le président du CAT, Jean-Charles Brisard : «La menace terroriste ne faiblit pas avec la crise du Covid-19, les djihadistes feront tout pour exploiter nos faiblesses et toute idée de trêve de leur part est à exclure.»
Interrogé par Le Parisien le 18 avril, Nicolas Lerner, le patron de la DGSI qui a succédé à Laurent Nunez à ce poste, a pour sa part estimé, plus mesuré, que le niveau de menace demeurait équivalent : «La menace terroriste qui prévalait en France avant le début de la crise sanitaire, essentiellement d'origine endogène, n'a pas disparu avec le confinement.»
Deux attaques ont été prises en charge par le parquet national antiterroriste depuis le commencement du confinement sur le territoire national à la mi-mars, ce qui pourrait faire pencher pour l'analyse plus inquiète des centres de réflexion du CAT et du CRSI.
Antoine Boitel