RT France : Le bilan humain est lourd depuis le début des manifestations des Gilets jaunes du 17 novembre : 11 morts, près de 2 000 blessés. Il s'agit d'un bilan plus lourd que celui de Mai 68 par exemple (une époque où les policiers étaient moins bien équipés). Comment expliquez-vous que l'on ait atteint un tel degré de violence ?
Alain Bauer (A. B.) : Il y a plusieurs choses. Il y a des blessés de part et d’autre, beaucoup de blessés au sein des manifestants mais aussi beaucoup de blessés au sein des services de maintien de l’ordre et, également, chez des journalistes qui ne sont pas tous aussi bien traités que vos équipes. Dans la réalité, il y a trois problèmes :
- D’une, il y a une coagulation de colères multiples de gens qui n’ont pas l’habitude de la manifestation. Ces personnes n’ont pas une capacité particulière à l’organisation de la manifestation, n’ont pas d’expérience, ni la culture de la confrontation. Ils pensent être le mouvement populaire et ne comprennent donc pas qu’il y ait des forces de police ou de gendarmerie qui leur résistent. Par exemple, certains d'entre eux s'étonnent de ne pas pouvoir entrer à l’Elysée simplement parce qu'ils ont envie de dire leurs quatre vérités au président de la République.
- Deuxièmement, il y a un processus, traditionnel en France de jacquerie, qui fait que, généralement, on oublie les épisodes précédents. La révolte populaire en France a toujours été extraordinairement brutale car la France est un pays où il n’y a pas de négociation préventive. Ce n’est pas un pays qui a la culture du dialogue préventif, du dialogue social. C’est un pays qui aime la confrontation et le rapport de force. On peut prendre les exemples des paysans, des pêcheurs, des routiers, des agriculteurs, des étudiants… Il y a toujours un moment de confrontation. En outre, l'Etat pense qu’un mouvement pacifique n’est pas un vrai mouvement et il essaie toujours de contourner la négociation en disant : «Vous n’êtes pas représentatifs, nous avons la force des urnes ou la force des ministères.»
- Troisièmement, les armes du maintien de l’ordre en France sont très bien gérées par les CRS ou les gardes mobiles, beaucoup moins bien par des unités moins expérimentées, moins habituées au traitement de la manifestation. Quand vous avez deux amateurismes, deux inexpériences qui se rencontrent – avec des manifestants qui n’ont pas l’habitude de manifester et des forces de police qui ne sont pas des gardes mobiles ou des CRS – vous avez un phénomène de dégénérescence dans la relation et dans la gestion notamment des armes du maintien de l’ordre. Pour celles-ci qui sont, non pas non-létales – comme on le dit trop souvent –, mais moins létales, certaines ont été fortement améliorées. Toutefois, elles n'ont jamais été améliorées pour ce type de maintien de l’ordre et ne sont pas adaptées pour des gens qui n’ont pas l’habitude ou l’expérience nécessaire.
Donc le cumul de tous ces éléments donne cet effet. Par ailleurs, je précise que sur les 11 morts, la plupart sont morts dans des accidents automobiles sur des rond-points et entrent dans une autre catégorie.
RT France : Le gouvernement a-t-il été dépassé par les événements dès novembre ?
A. B. : Je crois que le gouvernement a été extrêmement surpris. D’abord, parce que tous ceux qui disent «on l’avait bien vu», l’ont peut-être dit et bien vu depuis fort longtemps, mais quand vous annoncez quelque chose qui n’arrive pas, c’est comme si vous ne l’annonciez pas.
Sur la question du maintien de l’ordre, le gouvernement a été dépassé par la brutalité, la violence et la détermination des manifestants
C’est facile d’expliquer qu’on voyait poindre la Révolution de 1789 en 1785/1786. Mais trois ans avant, ce n’est pas une information.
Le gouvernement a été surpris. Sur la question du maintien de l’ordre, il a été dépassé par la brutalité, la violence et la détermination des manifestants. Et, surtout, il a fait une erreur d’analyse sur la nature des manifestants. Il n’a pas compris qu’il avait face à lui non pas les manifestants habituels ou les revendicateurs habituels – des personnes qui n’avaient rien à faire de la journée et exprimaient une sorte de mal-être – mais qu'il avait face à lui des travailleurs pauvres, des gens qui donnaient beaucoup de leur temps pour nourrir leur famille... des gens désespérés, alors même qu’ils ont un travail.
Ils font face à des augmentations en tout genre, des incohérences complètes et ils le font payer à un gouvernement central. Celui-ci leur a dit : «Nous allons couper des services publics pour qu’ils soient de meilleure qualité mais ils seront plus loin.» Il leur a aussi dit : «Vive le Diesel c’est formidable, on vous recommande.» Et, dix ans plus tard, il leur dit : «Alors, écoutez, il faut arrêter de conduire parce que vous polluez et on va vous surtaxer.» La situation sociale est tendue et, en plus, la limitation à 80km/h peut apparaître comme une humiliation. Il y aussi des messages, presque personnels, désagréables pour les gens : «travailleurs incultes», «il suffit de traverser la rue pour trouver du boulot», etc. Tous ces gens l’ont pris pour eux-mêmes.
Ce cumul-là a provoqué une explosion qui est une coagulation des colères et n’est pas une conjonction des luttes. Ce qui explique d’ailleurs la difficulté des syndicats, dans l’incapacité de se connecter à ce mouvement malgré leurs efforts.
Il a fallu un certain temps au gouvernement pour comprendre ce qu’il se passait, en termes de revendications, en termes de populations revendicatrices et en termes de maintien de l’ordre. Le gouvernement en France est plutôt réactif que pro-actif. A un moment, il a commencé à essayer de trouver un module avec un mode de dialogue dont on verra ce qu’il donnera...
RT France : Entre les manifestants de Mai 1968 et les Gilets jaunes, et notamment chez les plus violents d'entre eux, y a-t-il a eu une évolution ou une innovation dans la mobilisation ?
A. B. : Non, il n’y a pas grand-chose de nouveau. Si ce n’est que les Gilets jaunes sont pour beaucoup des primo-manifestants et sont en train de tout apprendre. On le voit d’ailleurs dans la constitution d’un service d’ordre, dans la déclaration de la manifestation, etc. Le plus nouveau serait peut-être l’utilisation des téléphones portables avec les réseaux sociaux et la capacité à filmer en temps réel qui donne une plus grande flexibilité et mobilité.
La problématique en question a déjà été identifiée au moment de l’apparition de ce qu’on appelle la nébuleuse lors des manifestations des années 80 et notamment en 1987 après l’affaire de la mort de Malik Oussekine [après une manifestation étudiante le 6 décembre 1986 contre le projet de loi Devaquet sur la réforme universitaire] et la suppression des pelotons voltigeurs motorisés de la préfecture de police. Le préfet Massoni, à l’époque, avait organisé un colloque, une réunion sur les nouvelles modalités de maintien de l’ordre et de la gestion démocratique des foules.
Cela avait amené à considérer qu’il fallait revoir totalement le dispositif du maintien de l’ordre par rapport à des populations qui pouvaient être extrêmement violentes. En la matière, il y avait déjà eu beaucoup de violence, il y en a eu en mai 68 plus que ce que l’on en a dit. Il est assez rare qu’une manifestation revendicatrice en France ne soit pas un moment de tension.
RT France : Les citoyens, comme les médias, ont parfois du mal à distinguer les casseurs des Gilets jaunes. Le gouvernement n'a-t-il pas tout intérêt à faire les plus possible l'amalgame entre les deux pour discréditer le mouvement ?
A. B. : C’est compliqué, car vous avez des casseurs qui portent des Gilets jaunes, des Gilets jaunes qui ont pris goût à la casse, des individus qui sont entraînés dans le mouvement. Le mouvement est extraordinairement composite.
Il faut admettre que des policiers peu ou pas formés, disposant d’armes à moindre létalité, peuvent en faire un usage inapproprié et dangereux
Dans cette affaire, il y a beaucoup de gens pacifiques mais qui sont pris en otage par les casseurs et les violents, les deux étant différents. Il y a ceux qui profitent de la manifestation pour casser des vitrines, il y a les Black blocs, il y a les ultras de l’un ou les ultras de l’autre, qui viennent s’affronter avec les forces de l’Etat. Il est très compliqué de faire le tri. Face à cela, un service d’ordre débordé et les forces de l’ordre agressées et attaquées par des boulons, des boules de pétanque et autres bouteilles, pendant des heures, il y a un moment où le processus amène beaucoup de dommages directs ou collatéraux.
C’est une partie du problème que le maintien de l’ordre devra traiter dans le futur, avec un retour d’expérience.
RT France : Dans une interview le 8 janvier, l'ancien ministre Luc Ferry a demandé aux policiers de faire usage de leurs armes contre les Gilets jaunes. Au regard des tensions, pensez-vous qu'il soit possible qu'il y ait un recours, par les forces de l'ordre, à des tirs à balles réelles lors de prochaines manifestations, si celles-ci se poursuivent ?
A. B. : Le principe retenu pour le maintien de l’ordre (en français administratif : gestion démocratique des foules) est d’éviter morts et blessés. Sur environ un siècle on est passé d’un maintien de l’ordre armé et violent (armes à feu, charges à cheval et au sabre, etc.) à un dispositif de relative désescalade qui s’est trouvé totalement désemparé en 1968 et qui a du être restructuré après 1986. Sauf à défendre individuellement sa propre vie dans un contexte de légitime défense, l’usage des armes à feu pour contenir une manifestation doit rester totalement prohibé.
RT France : Etant donné certaines images et constatations (17 personnes éborgnées ou le cas d'un pompier volontaire Gilet jaune qui s'est retrouvé temporairement dans le coma après un tir de LDB40 à Bordeaux), le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner n'est-il tout de même pas, un peu, dans le déni quand il dit ne pas avoir vu de violences policières à l'encontre des Gilets Jaunes ?
A. B. : Il est dans son rôle. Il faut aussi admettre l’immense violence contre les forces de l’ordre qui subissent jets de projectiles, de boules de pétanques, de cocktails Molotov pendant des heures. La violence est un sujet global. Mais il faut admettre que des policiers peu ou pas formés, disposant d’armes à moindre létalité, peuvent en faire un usage inapproprié et dangereux. On notera que c’est très rarement le cas avec les gendarmes mobiles ou les CRS. Ce qui démontre que le sujet est moins l’armement que son usage. Mais je suis très partisan de restreindre l’accès aux grenades de désencerclement et leur usage.
Propos recueillis par Bastien Gouly