37 médias français et internationaux, Facebook et Google unis pour lutter contre les «fake news»
Le site CrossCheck a pour objectif de «permettre aux électeurs d'avoir à leur disposition des informations valides» et de lutter ainsi contre «fake news». Mais le projet, autant que la nature de ses participants, soulève de nombreuses questions.
Le 28 février, le réseau de fact-checking («vérification des faits») FirstDraft, Google News Lab et une trentaine de médias français et internationaux inauguraient un site d'un genre nouveau en France : CrossCheck. L'objectif affiché par ses fondateurs est clair : «lutter contre les fausses informations diffusées sur internet», et plus précisément sur Facebook.
Le principe de fonctionnement de Crosscheck est simple : si une information douteuse gagne de la popularité sur Facebook, les journalistes des rédactions associées au projet sont invités à la vérifier de manière collaborative. Le résultat de l'enquête est alors publié sur le site internet. Une équipe d’étudiants du Centre de formation des journalistes (CFJ) et de Sciences Po, formés par Google, se charge alors de «résumer et remettre dans son contexte chaque allégation».
Un projet motivé par les échéances électorales
La date de lancement de Crosscheck ne doit rien au hasard : en pleine campagne présidentielle, l'équipe aux commandes du site dit vouloir «permettre aux électeurs de faire leur choix en ayant à leur disposition des informations valides». Entre les lignes de ce discours convenu plane le spectre de la campagne présidentielle américaine qui en aurait fait les frais, favorisant ainsi l'élection de Donald Trump. Les exemples mis en exergue lors de la présentation de cette nouvelle plateforme sont éloquents : une rumeur relayée par certains internautes pro-Trump à l'automne 2016 est présentée comme l'archétype même de la fausse information que Crosscheck se propose de débusquer en France.
#USA : Une étude affirme que les "#fakenews" n’ont pas influencé la présidentielle américaine https://t.co/rB3cTLqRQ2pic.twitter.com/gFI5bwFFTv
— RT France (@RTenfrancais) 3 février 2017
Les situations française et américaine sont-elles réellement comparables ? Jenni Sargent, directrice de FirstDraft, n'en doute pas. Elle estime que «ce à quoi nous avons assisté aux Etats-Unis pourrait se produire en France», concédant toutefois qu'imputer la victoire de Donald Trump aux seules fausses informations serait «exagéré». Crosscheck ne cherche pas, selon elle, à «orienter» les électeurs mais à «informer» les lecteurs.
Une neutralité et une pluralité peu convaincantes
Crosscheck se défend donc de toute orientation politique et assure que seule la qualité des contributeurs compte. «Nous accordons une grande importance au croisement des sources et à la pluralité des médias qui travaillent sur le projet, ainsi qu'à leur sérieux», assure Jenni Sargent.
Pourtant, si certains des partenaires de ce projet bénéficient d'une solide réputation de sérieux journalistique, d'autres ne peuvent pas en dire autant, à l'instar du site BuzzFeed. Ce dernier a été mis en cause pour avoir relayé de fausses informations relatives à un dossier sur Donald Trump que la Russie détiendrait pour faire chanter le président américain.
De plus, peu de partenaires affichent une ligne éditoriale de droite. Ils sont en revanche plus nombreux à être marqués à gauche, comme La Voix du Nord, Libération, Rue89 ou StreetPress.
Officiellement, ne seront ciblés que les faits. «Nous ne voulons pas porter un jugement sur un média en particulier qui émet une information, ni le cataloguer, mais uniquement évaluer la véracité de l'information», annonce Grégoire Lemarchand, responsable des réseaux sociaux à l’AFP. Il ne s'agirait donc pas d'un second Decodex, outil avec lequel Le Monde trie ses concurrents en fonction de leur sérieux, mais d'un instrument ponctuel et précis.
Pourtant, parmi les cinq informations qui ont d'ores et déjà fait l'objet d'une vérification et dont le résultat a été publié par Crosscheck, l'une d'elle a été reprise, précise CrossCheck, par «le site Prêchi-Prêcha, qui relaie nombre de contenus favorables au Front national». Une indication non sans intérêt, mais loin de correspondre aux prétentions affichées par Crosscheck de «ne pas porter un jugement sur un média en particulier».
«Fausse information», une notion ambiguë
Comment définir une fausse information et la distinguer d'une erreur, d'une imprécision, d'une parodie ou d'une opinion subjective ? A cette question complexe, l'équipe de Crosscheck préfère répondre en avançant la nécessité de «contextualiser». Quant à la possibilité laissée à un média de corriger un article avant de le voir estampillé par Crosscheck d'une mention «faux», elle a été «très débattue en interne», affirme Jenni Sargent. A priori, le média concerné devrait être prévenu, mais aucune garantie n'a été avancée.
Si Crosscheck se lance donc dans le fact-checking, il n'entend pas pour autant contribuer à préciser le concept de «fake news». D'ailleurs, les journalistes participant au projet rechignent à employer ce terme. Pourtant, la notion de «fausse information» mériterait au moins quelques réflexions, tant il semble que la réalité des faits échappe à une simple opposition manichéenne entre vrai et faux, a fortiori lorsqu'il s'agit de journalisme.
Un exemple de l'imprécision qui peut parfois envelopper ce genre de qualificatifs est fourni par l'une des premières informations vérifiées par Crosscheck, évoquant l'agression d'un prêtre, dont le récit a été largement relayé sur Facebook ces derniers jours. Les fact-checkers de Crosscheck lui ont attribué le label «faux» car l'agression remonte en réalité à 2013. Les faits, eux, se sont pourtant bel et bien produits.
Le souci de la crédibilité face à la méfiance de l'opinion
Alors que la remise en cause de la fiabilité des médias n'a jamais été aussi forte dans l'opinion française, selon une étude publiée par l’institut Kantar début février, le fait d'associer ces mêmes médias à la vérification de la fiabilité des informations convaincra-t-il le public ? Adrien Sénécat, venu des Décodeurs du Monde et associé au projet, veut le croire. Il évoque «une vraie demande de la part des lecteurs pour un engagement des journalistes eux-mêmes». Récemment, le Decodex du Monde, autre outil de fact-checking lancé à grands renforts de communication, avait pourtant été étrillé par de nombreux utilisateurs pour ses partis pris plus ou moins flagrants.
#FakeNews : «#Facebook utilise déjà des méthodes de censure» analyse de l'avocat @EmmanuelPierrat >>> https://t.co/yeP61uZ9bgpic.twitter.com/GsHOHoxiqk
— RT France (@RTenfrancais) 21 décembre 2016
L'idée d'associer Facebook et Google au projet pourrait également susciter quelques méfiances, d'autant que le réseau social, dont le nouveau rôle au sein du paysage médiatique inquiète, a annoncé vouloir «contribuer activement à la détection de fausses informations». Les deux géants d'internet ne sont pourtant pas exempts de tout soupçon et font régulièrement l'objet d'accusations de censure ou de partialité dans leur traitement algorithmique des contenus. En mai 2016, un ancien salarié de Facebook avait par exemple confirmé les observations de plusieurs rapports, expliquant que le géant des réseaux sociaux bloquait certains contenus politiques jugés «conservateurs».
Un fonctionnement en vase clos ?
CrossCheck rencontrera-t-il le succès auprès des internautes français ? Officiellement, aucun objectif chiffré n'est avancé, qu'il s'agisse du nombre de consultations du site ou du nombre d'informations traitées. L'équipe préfère rester prudente et précise que «le projet est encore en phase évolutive», ne s'interdisant pas quelques réajustements éventuels. «Nous sommes déjà enthousiastes à l'idée de faire travailler de manière transversale les rédactions de plusieurs médias, de partager nos savoirs-faire et de nous enrichir de nos expériences», se réjouit Jenni Sargent.
CrossCheck donne par moment le sentiment d'être conçu par des journalistes... pour des journalistes, ce qui semble être l'une des faiblesses du projet. «Les internautes seront associés», affirme pourtant la page de présentation. Mais cela sera-t-il suffisant ? Derrière un optimisme apparent, Grégoire Lemarchand le concède : «Une partie des internautes qui partagent des informations erronées ne changera pas d'avis, quoi que nous fassions.» Quant aux autres ? «A nous d'être crédibles».