Six mois de suspense : Macron va-t-il revoir sa copie sur l’ISF ?
Le président de la République a évoqué la possibilité de soumettre à des conditions la suppression définitive de l’ISF. D'ici septembre, une commission de suivi doit rendre une évaluation de la réforme, mais suivant une méthodologie à inventer.
«S'il est observé qu'elle n'est pas efficace, il faut la corriger», a déclaré, à propos de la suppression de l’impôt sur la fortune (ISF) le président de la République, le 18 mars à l’Elysée, devant la soixantaine d’intellectuels qu’il recevait en conclusion du grand débat national.
«Un des points qu'on n'a pas bien expliqués sur ce sujet-là, le cœur de la réforme de la fiscalité du capital, c'était de ré-attirer du capital productif ou de le garder en France», a expliqué Emmanuel Macron.
Selon le chef de l'Etat, il faut peut-être «conditionner davantage, sur la partie ISF qui a été totalement supprimée, la part de réinvestissement». Autrement dit : soumettre à condition d’investissements l’exonération fiscale que constitue la suppression de la part mobilière de l’assiette de l’ISF devenu impôt sur la fortune immobilière (IFI).
C’est une nouveauté, une sorte de troisième voie, par rapport au débat qui opposait jusqu’ici de façon binaire les partisans et les opposants à la réforme. Au sein même du gouvernement, le 5 décembre, le porte-parole Benjamin Griveaux avait franchi le Rubicon en déclarant : «Si ça ne fonctionne pas, on y renoncera» ; avant d’être sermonné par le président de la République, opposé à toute remise en cause pure et simple de la suppression de l’ISF.
En revanche, Emmanuel Macron s'est toujours prononcé en faveur de son évaluation, qui devrait être rendue en septembre. Elle est prévue dans la loi de Finances 2018 par deux amendements de son article 12 qui instituent «une mission de suivi et d’évaluation visant à mesurer les impacts économiques et sociaux du remplacement de l’ISF par l’IFI».
Ce comité aura donc en charge d'établir si la suppression de l'ISF a bien eu une influence sur le niveau de l'investissement en France. Autrement dit, si l'argent non prélevé par l'Etat a bien été investi dans les entreprises par les Français possédant un patrimoine élevé (plus de 1,3 million d'euros).
Comment calculer les éventuels bénéfices de la surpression de l'ISF ?
Mais comment ce comité fera-t-il son calcul ? Ce n’est pas écrit dans la loi, et c’est plus qu’un détail. En effet, depuis des années les experts, think tanks et écoles de pensée économique se canonnent de loin, à coups d’avis, déclarations ou rapports indépassables sur la question. Ils arrivent pourtant à des conclusions radicalement opposées et ce n’est pas seulement une question de tendance politique.
Impôts et «niches fiscales» : mais de quoi au juste parle Gérald Darmanin ?#Economie
— RT France (@RTenfrancais) 7 février 2019
➡️ https://t.co/rqhAPgh7wcpic.twitter.com/Nk1Mgx3ehS
Certains milieux économiques considèrent ainsi que l’impôt sur la fortune, instauré en 1989, a provoqué des dizaines de milliards d’évasion fiscale supplémentaire, et privé d’autant le financement de l’investissement dans les entreprises et l’activité économique. C’est notamment le point de vue (très résumé) qui se dégage de deux études célèbres, publiées, dès 2007 par l’institut Montaigne et, le 6 décembre 2018, par Rexecode, un institut de conjoncture économique dont les plus grandes entreprises françaises constituent les adhérents exclusifs, et réputé proche du Medef.
De son côté, l’économiste Thomas Pikkety mondialement connu pour son best-seller Le Capital au XXIe siècle (Seuil, Paris, 2013) écrivait sur son blog hébergé par le site du quotidien Le Monde, le 10 octobre 2017, que la suppression de l’ISF constituait «une lourde faute morale, économique et historique» et que «cette décision montr[ait] une profonde incompréhension des défis inégalitaires posés par la mondialisation».
En 2017, Bercy estimait que la suppression de l’ISF allait créer très peu d’emplois
L’analyse la plus inattendue est venue des services mêmes du ministère de l’Economie et des Finances, comme le révélait le 5 décembre François Vignal de La Chaîne parlementaire qui titrait «En 2017, Bercy estimait que la suppression de l’ISF allait créer très peu d’emplois».
Les «ordinateurs de Bercy», sur lesquels les données fiscales sont moulinées par Mésange, le logiciel maison, avaient révélé un bilan prévisible de cette réforme plutôt chétif, que Vincent Eblé, président PS de la Commission des finances du Sénat, avait alors commenté ainsi : «On a quand même une vision d’une réforme qui a peu d’effets : 50 000 emplois et 0,5 point de PIB sur 20 ans […] Cela fait cher l’emploi créé.» Il en profitait pour annoncer une mission de suivi propre au Sénat.
A propos de l’évaluation produite par les ordinateurs de Bercy sous la supervision de Mésange, LCP précisait aussi qu’elle prenait en compte les effets de la «flat tax» ou taxe forfaitaire unique. Cela implique que les seuls effets de la suppression de l’ISF sont encore inférieurs à ce résultat agrégé.
Pour maintenir la réforme en l’état, le comité de suivi devra utiliser un autre logiciel, et l’on n’imagine pas qu’il recommande à l’administration fiscale de réclamer des justificatifs rétroactifs d’investissement aux quelques 220 000 exemptés. Ses conclusions sont aujourd'hui largement imprévisibles. Quant à «conditionner davantage, sur la partie ISF qui a été totalement supprimée, la part de réinvestissement» – selon les mots d'Emmanuel Macron – l'hypothèse, bien que sibylline, n'est plus un tabou.
Jean-François Guélain