L'opération russe en Ukraine peut-elle encourager la Chine à intervenir à Taïwan ? Pour Roland Lombardi, les configurations ne sont pas les mêmes : une action chinoise à Taïwan déclencherait un conflit frontal avec Washington – et Pékin est patient.
La république populaire de Chine est très attentive à la situation russo-ukrainienne. Traditionnellement, Pékin restait plutôt distant, mais non moins actif en coulisses, des crises internationales, loin de sa zone d’influence, préférant méthodiquement et discrètement tisser la toile de son hégémonie financière mondiale et préparer l’avènement du «Siècle Chinois».
Dans la crise ukrainienne, les Chinois ont soutenu ouvertement la Russie en précisant que «les préoccupations légitimes de la Russie en matière de sécurité» doivent être «prises au sérieux et traitées». Pour eux, c’était un subtil moyen de se rappeler aux Occidentaux, et d'établir un parallèle subliminal avec Taïwan… Une fois l’opération russe lancée, Pékin a régulièrement critiqué les sanctions occidentales imposées à la Russie, veillant toutefois à fortement limiter son aide à Moscou, afin que des sanctions ne soient également décidées contre elle et ses entreprises. De fait, les liens commerciaux de la Chine avec les Etats-Unis, l’Union européenne et leurs alliés en Asie sont bien plus importants que ceux avec la Russie. La Chine a exporté environ 68 milliards de dollars de marchandises vers la Russie en 2021, alors que ses exportations vers les États-Unis et l’Union européenne dépassent largement les 1 000 milliards de dollars. C’est aussi la raison pour laquelle, même si la Chine demeure tout de même, à cause des sanctions occidentales, une alternative non négligeable aux débouchés commerciaux russes, les dirigeants de Pékin ont édulcoré leurs déclarations pro-russes du début pour adopter un ton plus neutre. Ils se sont même impliqués dans le conflit en tant que médiateurs durant les négociations entre Russes, Ukrainiens et Occidentaux mais en assurant toujours Moscou, comme récemment, de leur soutien en matière de «souveraineté» et de «sécurité»…
Parallèlement, la guerre en Ukraine reste un sujet de grande attention pour les stratèges chinois tant sur le plan militaire mais également et surtout, sur le plan diplomatique, étudiant et observant attentivement le développement de la situation et les réactions occidentales et surtout américaines. Ils analysent et évaluent ainsi avec précision l’orientation de la guerre et son impact potentiel sur la géopolitique internationale.
Certains observateurs se sont alors demandés si l’aventure russe en Ukraine n’allait pas donner des idées aux militaires chinois dans le dossier taïwanais…
Une prochaine intervention chinoise à Taïwan ?
Les tensions en mer de Chine sont un autre contexte. Taïwan est protégée par des accords de défense avec les Etats-Unis. Néanmoins, sur Taïwan, Pékin dit : «Un pays, deux systèmes». A propos de l’Ukraine, Vladimir Poutine affirme : «Deux pays, un seul peuple». En fait, cela veut dire la même chose : c’est la loi du plus fort qui prime. Mais les agendas de Poutine et Xi Jinping ne sont pas les mêmes. En Ukraine, les Russes exploitent avec opportunité la faiblesse et le désarroi stratégique de l’Occident. Pour les Chinois, encerclés militairement par les Etats-Unis, la QUAD et l’AUKUS, une action à Taïwan déclencherait inévitablement un conflit frontal avec les Américains. Certes, Pékin menace et montre ses muscles. Comme Washington. Or, l’arme nucléaire perturbe le processus historique du «piège de Thucydide» (affrontement inévitable entre une puissance établie et une puissance montante).
La réunification n’est qu’une question de patience pour Pékin
De même, bien que la faible (et donc dangereuse) administration Biden accumule erreurs sur erreurs en politique étrangère, qu’elle est paralysée vis-à-vis de la Chine (comme nous le verrons plus loin) et que la guerre en Europe force les Américains à avoir deux fronts ouverts : mer de Chine et mer Noire/mer Baltique, une action chinoise contre Taïwan ne semble donc pas raisonnablement à l’ordre du jour. Pour l’instant… La réunification n’est qu’une question de patience pour Pékin. D’autant que la réserve stratégique de pétrole (RSP) chinoise n’a pas encore atteint ses capacités maximales et Pékin connaît une pénurie d’énergies fossiles, indispensables pour tout conflit moderne. Et puis Taïwan peut très bien aussi, à terme et pour des raisons simplement économiques et commerciales, tomber «comme un fruit mûr» dans l’escarcelle de la Chine continentale.
Si Pékin partage le mépris de Moscou pour le système international dirigé par les Etats-Unis, elle agira au moment opportun lorsque la puissance américaine sera affaiblie voire s’effondrera. Ce qui ne serait tarder à ses yeux avec les inconséquences des Démocrates aux affaires tant sur le plan interne qu’extérieur… Même dans les Etats les plus autoritaires et centralisés, il y a aussi et toujours des divergences sur les stratégies à adopter à l’étranger. Pour la Chine, en l’occurrence, il y a deux visions pour «la conquête du monde» qui s’opposent. La première, minoritaire dans l’establishment chinois, est celle de laisser les puissances rivales occidentales, à savoir les Etats-Unis, l’Europe mais également la Russie, s’écharper, quitte à les laisser s’autodétruire dans un conflit armé. Trop hasardeux et dangereux pour la tendance majoritaire au pouvoir à Pékin, pour qui les Etats-Unis et l’Occident en général sont déjà et inexorablement sur le déclin. Pour ces stratèges chinois, adepte du jeu de go et fervents disciples de Sun Tzu, «le fin du fin est de vaincre l’ennemi sans même le combattre» (L’Art de la Guerre). Ainsi, la puissance américaine et l’Union européenne, confrontées à de graves crises économiques mais également culturelles (wokisme), politiques (crise de la démocratie, progressisme vs «populisme»…), sociales, identitaires voire existentielles et civilisationnelles, et n’ayant pas le courage ni la volonté d’endiguer les crises migratoires, sont en train de «pourrir de l’intérieur» et vont s’écrouler sur elles-mêmes à cause de leurs élites faibles et corrompues puisque le «poisson pourrit toujours par la tête» (Mao). Ce n’est juste qu’une question de temps.
Pour l’heure, les économies américaines et chinoises étant trop imbriquées et interconnectées, il leur faut privilégier le business tout en continuant à mettre sous leur influence les économies occidentales, voire mondiales. Et pour cela, les guerres ne sont pas les bienvenues. Même si les Chinois s’y préparent.
Le 6 novembre 2020, Pékin a envoyé, un an à peine après le déploiement de la 5G dans le pays, un satellite 6G en orbite autour de la Terre et les Chinois ont également fait appel depuis plusieurs années aux industries les plus innovantes du civil pour moderniser et repenser l’organisation de l’armée chinoise.
Le Pentagone estime aujourd’hui que la marine chinoise compte 350 navires de guerre contre seulement 293 pour l’US Navy. Et Pékin vient de mettre à l’eau son troisième porte-avions… Les Américains gardent néanmoins l’avantage dans le domaine technologique, mais pour combien de temps ?
Certes, l’économie chinoise est confrontée depuis plusieurs mois à des difficultés notamment à cause de ses confinements stricts contre la Covid, entre autres à Shanghai, son centre économique principal. Or, l’Empire du milieu revient en force avec une croissance en hausse de 4,8% au premier trimestre 2022.
La Chine est débarrassée, au moins jusqu’en 2024, des réalistes Trump et Pompeo, qui eux avaient bien perçu l’unique et véritable danger chinois pour l’Occident, comme l’a encore rappelé dernièrement et brillamment l’ancien Secrétaire d’Etat américain. Elle est par ailleurs très bien consciente qu’elle peut s’appuyer sur son extraordinaire puissance financière, ses lobbies, son influence et surtout sa présence de plus en plus prégnante dans les économies américaine et occidentales, pour calmer toutes les velléités de ses adversaires. Devant une telle mamelle, beaucoup veulent téter !
Certains experts rappellent qu’avec le niveau de puissance qu’elle a atteint, la Chine peut déjà influencer la politique d’au moins 80 pays sur la planète ! Notamment grâce à ses investissements massifs et ses rachats de dettes d’Etat, Pékin peut ainsi s’acheter n’importe quel vassal ou débiteur politique dans le monde, y compris en Europe mais également aux Etats-Unis et surtout dans le grand business américain, à Wall Street et les géants de la Silicon Valley ainsi que chez les riches soutiens et donateurs de Biden !
Bref, si les Chinois ne peuvent que se frotter les mains en voyant actuellement Américains, Européens et Russes s’entredéchirer et s’affaiblir autour de la guerre en Ukraine, celle-ci est aussi pour Pékin, moins un exemple à suivre à Taïwan qu’une leçon sur la résilience militaire et économique de la Russie et le spectacle affligeant d’une énième erreur géostratégique de l’Occident…
Roland Lombardi