Pour Sébastien Boussois, les liens forts qui unissent les Emirats arabes unis et la France mettent celle-ci dans l'embarras. En cause notamment : l'utilisation ou la livraison d'armes, par Abou Dhabi, au Yémen ou en Libye.
La visite la semaine passée du président Emmanuel Macron aux Emirats arabes unis et la vente dans la foulée des 80 Rafale à cet Etat dirigé par le sulfureux Mohamed Ben Zayed a remis sur le devant de la scène une question éthique classique : doit-on vendre à tout prix à et n’importe qui ? Problème d’autant plus posé que l’on sait que la politique menée par Abou Dhabi, dans ses frontières contre ses opposants, s’exporte depuis les Printemps arabes autoritairement dans l’ensemble de la région du Moyen-Orient avec nos équipements militaires. Le tout au détriment des peuples. Nous ne sommes pas naïfs mais cela doit-il continuer pour autant ?
La relation économique et militaire unissant la France aux Emirats arabes unis est une relation stratégique ancienne.La coopération franco-émiratie prend d’ailleurs des formes diverses (académique, culturelle, diplomatique) qui se sont accentuées tout particulièrement dans le domaine militaire. En 1977, un accord de coopération militaire était conclu entre les deux pays à la suite duquel les premiers équipements français seront livrés aux Emirats Arabes Unis. Les contrats d’armements qui vont se succéder dans les années 1990 vont témoigner de liens étroits qui se renforcent sans cesse (1). Depuis, les Emirats arabes unis sont devenus «un partenaire stratégique-clé» de la France au Moyen-Orient lors d’une alliance scellée après la première Guerre du Golfe en janvier 1991. Le 18 janvier 1995, un «dialogue stratégique» et une «défense aérienne élargie» étaient mis en place, prévoyant le recours à l’intervention de l’armée française pour défendre les Emirats Arabes Unis en cas d’agression extérieure venant potentiellement de l’autre rive du Golfe. En juillet 2007, à la suite d’une demande émiratie, la France s’était engagée à développer une présence militaire permanente dans cette pétromonarchie. Ce fut chose faite avec la visite du président Nicolas Sarkozy à Abou Dhabi le 15 janvier 2008, scellant l’accord historique pour l’installation d’une nouvelle base militaire permanente et interarmées, de façon à ce que «la France participe à la stabilité de cette région du monde». L’ouverture officielle de l’«Implantation militaire française aux Emirats arabes unis» (IMFEAU) - nom officiel initial de la base d’Abou Dhabi le 26 mai 2009, constitua selon l’ancien ministre français des Affaires étrangères Bernard Kouchner un «partenariat d’exception» (2).
Après quelques tentatives échouées de rééquilibrage avec les autres pays du Golfe, ce partenariat d’exception s’est encore renforcé avec le président Emmanuel Macron comme on a pu le voir depuis plusieurs mois lors de rencontres régulières avec Mohamed Ben Zayed. Car Paris a tranché et considère depuis longtemps que les Emirats constituent un véritable «partenaire de confiance», notamment en matière de lutte contre l’islamisme radical qui constitue, depuis les attentats de 2015, la première priorité française en matière de sécurité nationale. Mais les dérives émiraties se sont multipliées ces dernières années avec notre blanc-seing, ce qui pose plus que jamais aujourd’hui un problème moral de plus en plus clair à continuer de vendre des armes à Abou Dhabi.
En novembre dernier, on apprenait via le site de l’ONG Disclose, que des dispositifs de coopération en matière de sécurité entre la France et l’Egypte, grand allié des Emiratis dans la région, auraient servi de toute évidence à bombarder des civils égyptiens. Il y a quelques jours, alors que le président Macron était justement sur place, un article à nouveau du site Disclose pointait du doigt le laxisme de Paris à l’égard d’Abou Dhabi, qui est soupçonné d’avoir fait parvenir des armes en Libye depuis des années, malgré l’embargo sur les armes imposé à Tripoli par les Nations unies depuis 2011 (3). Pire encore, la France aurait clairement fermé les yeux en sachant tout. Dans un article récent, cette fois, de Mediapart, on y apprenait que des intermédiaires obscurs des Emirats sévissaient dans l’Hexagone avec une double casquette : c’est le cas d’Elies Ben Chedly, homme d’affaires franco-tunisien, bien connu dans les cercles parallèles de pouvoir, qui d’un côté assurait en 2019, l’opération de communication en France vantant «l’année de la tolérance» des Emirats arabes unis et de l’autre aurait poursuivi sa mission d’intermédiaires de l’ombre en ventes d’armes pour le compte des Emirats arabes unis. On a retrouvé également l’homme dans l’enquête du Kazakhgate (4), dans le cadre de laquelle il a été mis en examen pour recel d’abus de confiance et blanchiment d’abus de confiance.
Toutes ces dérives émiraties restreignent la liberté d’action de la France qui est désormais totalement prisonnière des initiatives d’Abou Dhabi et de ses dérives. Que dire lorsque ces armes servent à tuer des gens en Libye et au Yémen notamment, pire catastrophe humanitaire actuelle ou à soutenir des dictateurs comme en Egypte ou des militaires qui ont balayé la démocratie, comme au Soudan notamment ? Après les gestes publics démontrant sa proximité avec MBZ, Emmanuel Macron avait donné l’impression de prendre un peu de distance, du moins en public, à mesure que le rôle de la France dans le conflit yéménite devenait évident. Mais face aux enjeux économiques et militaires colossaux, cela n’a hélas guère duré. Business as usual.
(1) Aujourd’hui, les Emirats Arabes Unis sont le premier pays client des exportations françaises d’armement. La moitié du matériel militaire émirati est d’origine française. Entre 1993 et 2003, la France leur a livré 388 chars Leclerc, l’un des fleurons de l’industrie d’armement française, ceux-là mêmes qui opèrent au Yémen. Près de 80 instructeurs militaires français continuent de former et d’entraîner sans interruption le personnel émirati. Ces relations franco-émiriennes témoignent de la confiance qu’entretiennent les deux pays depuis plusieurs décennies.
(2) Discours d’ouverture du colloque sur la coopération et la sécurité maritime, 25-26 mai 2009, Abou Dhabi.
(3) Et ce en dépit du gouvernement de Tripoli de l’époque de Fayez al-Sarraj, le seul gouvernement libyen reconnu par les Nations unies.
(4) Une vente d’armes françaises, Airbus, satellites et hélicoptères, s’est faite à la dictature kazakhe entre 2009 et 2011 au mépris de toutes les conventions internationales. https://www.mediapart.fr/journal/france/231117/kazakhgate-la-commission-occulte-qui-inquiete-airbus?onglet=full
Sébastien Boussois