Une nouvelle alliance Washington-Canberra-Londres verra l'Australie se doter de sous-marins de technologie américaine, faisant capoter une commande d'engins français. Pour Sébastien Boussois, la France doit se remettre en cause après cet échec.
Il y a comme une malédiction dans l’extraordinaire industrie de l’armement français. La claque que vient de prendre Paris à l’annonce du renoncement des Australiens à honorer le contrat par lequel ils s’étaient engagés à acheter six sous-marins français est le dernier exemple en date : 56 milliards d’euros de perdus en une journée ! Une catastrophe pour les chantiers navals hexagonaux. Qui trop embrasse mal étreint, comme dit l’adage ; et dans le même temps, on pourrait presque se demander comment la France a pu s’imaginer conquérir le marché océanien, dans une région qui est la chasse gardée des Etats-Unis.
Que Washington soit notre allié est incontestable, mais dans le monde de l’armement en général, et pour l’Oncle Sam en particulier, business is business avant tout. Il était à craindre depuis des années, déjà du temps du président Barack Obama, que l’Amérique resserre son étreinte affective sur ses alliés de la fenêtre pacifique pour contrer l’inexorable avancée de la Chine.
Des contrats pour des bijoux de technologie militaire, la France en a raté, en ayant les pires difficultés du monde à écouler le Rafale – finalement acheté, malgré tout, par l’Egypte, l’Inde, le Qatar et la Grèce – mais surtout le char Leclerc – ce dernier n’a été vendu qu’aux Emirats arabes unis, qui en ont quand même acheté près de 400. Mais pour une vente que l’on peut qualifier d’historique, Paris a enregistré trois échecs cinglants : en 1991, la Suède a préféré le Léopard 2 allemand au Leclerc tandis qu’en 2010 et 2011, même d’occasion, le monstre chenillé n’a pas trouvé grâce aux yeux des Colombiens et des Qataris.
Toutefois, qu’un partenaire économique se défile en cours de route, après signature du contrat, comme c’est le cas de l’Australie, est un fait tout à fait nouveau.
Il y a une certaine arrogance de la part de Paris à passer son temps depuis des années à dire que la technologie française est presque la meilleure du monde, alors que beaucoup ont du mal à s’en convaincre dans la finalisation des accords. Un intermédiaire qui a conseillé Dassault dans des tentatives de vendre le Rafale se souvient : «C’était un cauchemar. L’avion est formidable, mais le service commercial est catastrophique. Les gens de Dassault sont d’une arrogance folle. Leur credo c’est "notre avion est le meilleur du monde, tant pis si les clients ne le comprennent pas". A l’arrivée, les dossiers sont mal ficelés, incomplets, remis en retard. Du travail bâclé…»
Dans le cas du contrat australien raté, il est possible que, si les délais de livraison n’avaient pas été rallongés et si le budget n’avait pas quasiment doublé, passant de 35 à 60 milliards de dollars, Canberra aurait sans doute moins été tenté de céder aux sirènes de Washington.
Mais nos énarques, polytechniciens, ingénieurs des mines ou autres ont le plus grand mal à se remettre en question : quand on est l’élite de la France, elle-même plutôt rapide à donner des leçons au monde entier, difficile de se remettre en question.
De là à rendre responsable Washington de cet échec, il n’y avait qu’un pas pour Paris. La France a clairement mal géré le dossier, mais les Etats-Unis ont constitué leur bouclier anti-chinois en y incluant naturellement l’Australie. Qui pourrait s’en étonner ? Le partenariat géostratégique de sécurité «AUKUS», qui se met en place non seulement avec l’Australie mais aussi la Grande-Bretagne brexiteuse, est de l’ordre de cette fameuse évidence évoquée plus haut. Evident aussi que Canberra achète les sous-marins à propulsion nucléaire américains. Le Premier ministre australien a rebondi ces dernières heures en expliquant au monde que les sous-marins français étaient moins bons que ceux de ses alliés historiques. Un coup dans le dos supplémentaire pour le coq français !
Le fond du problème, c’est peut-être aussi que la France, malgré l’ambition affichée et sa présence dans le Pacifique [...] n’est pas considérée comme une puissance régionale
Le fond du problème, c’est peut-être aussi que la France, malgré l’ambition affichée et sa présence dans le Pacifique – Nouvelle-Calédonie, Wallis et Futuna, Polynésie française et 11 millions de km2 de zones économiques exclusives, soit le deuxième domaine maritime mondial – n’est pas considérée comme une puissance régionale. On peut même dire que, souvenir des essais nucléaires de Mururoa, elle n’y est pas toujours très bien vue. Certes, les choses évoluent : à la mi-mai, les forces spéciales françaises participaient, pour la première fois, à un exercice miliaire au Japon : le scénario mettait en scène la reconquête d’une île envahie par une puissance étrangère (toute allusion à la Chine serait purement fortuite…).
Enfin, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie (renforcés par le Canada et la Nouvelle-Zélande) ont depuis des décennies une coopération sécuritaire poussée. On pense notamment au pacte des «Five Eyes» qui prévoit la mutualisation du renseignement électronique et des interceptions et dont l’une des conséquences les plus connues fut le système d’espionnage mondial «Echelon».
Ce n’est pas de chance pour la France, mais l’hubris hexagonal a aussi souvent raison de ses prétentions
Pour autant, ce qui semble problématique dans la décision de Joe Biden c’est non seulement l’unilatéralité de l’affaire, mais aussi sa brutalité. Afin d’éviter un nouveau camouflet politique, après le retrait calamiteux de l’Afghanistan, Washington se devait de se refaire une santé, et quoi de mieux qu’affirmer sans faiblesse sa détermination à contrer la Chine avec tous les alliés traditionnels qui ont les mêmes craintes dans la région. C’est un bon coup diplomatique américain, qui fait des dommages collatéraux. Ce n’est pas de chance pour la France, mais l’hubris hexagonal a aussi souvent raison de ses prétentions.
Sébastien Boussois