Lors du scrutin irlandais du 8 février, le Sinn Fein a créé la surprise en détrônant les deux formations traditionnelles. Les électeurs ont exprimé leurs attentes sur le plan social et leur volonté de changement.
Pari vraiment raté pour le premier ministre irlandais sortant, Leo Varadkar. Mi-janvier, il déclenchait des élections surprises en comptant sur une campagne éclair de trois semaines pour remporter le scrutin fixé au 8 février.
Il misait sur son accord bilatéral négocié le 10 octobre dernier avec Boris Johnson en vue de débloquer le Brexit sans recréer de frontière « dure » avec l’Irlande du Nord, et sur l’aura qu’il en attendait. Il avait donc exhorté ses compatriotes à le reconduire avec un « mandat fort » pour la négociation qui va s’engager entre Londres et Bruxelles sur la future relation commerciale, pour laquelle l’Irlande se trouve en première ligne.
En accordant à son parti, le Fine Gael (FG, étiqueté centre-droit), seulement 20,9% des suffrages, soit une chute de 4,9 points par rapport à 2016, les électeurs ont douché ses espoirs, et manifesté qu’ils avaient d’autres priorités en tête (la participation s’est élevée à 62,9%, soit une baisse de 2,3 points). Déjà pendant la campagne, ces priorités étaient apparues au grand jour : la crise aiguë du logement, avec des loyers astronomiques dans la capitale, Dublin ; les services de santé sous haute pression ; les transports plus inadaptés que jamais.
M. Varadkar s’était prévalu d’une croissance enviable (près de 5%), mais de nombreux citoyens lui ont rappelé que celle-ci ne s’était pas traduite dans leur porte-monnaie, bien au contraire. Le parti Sinn Fein (SF), progressiste et historiquement militant de la réunification de toute l’Irlande – ce qui lui vaut le qualificatif de « nationaliste de gauche » – a précisément mené sa campagne en proposant un gel des loyers, la construction de 100 000 HLM, des moyens supplémentaires pour les hôpitaux publics, ainsi que la taxation des entreprises.
Les enseignants, de même que les assistantes maternelles ont fait grève en janvier
Et cela dans un climat revendicatif inhabituel : les enseignants, de même que les assistantes maternelles ont fait grève en janvier. Certes, le pays s’est sorti la crise terrifiante de 2008-2010 qui s’était soldée par un plan de super-austérité imposé par l’UE sous couvert de renflouement des finances publiques étranglées par la dette. Mais la population laborieuse n’a nullement profité de la reprise.
Le Sinn Fein a donc « cartonné » : avec 24,5% des voix, soit +10,7 points, il devient le premier parti en nombre de suffrages préférentiels (le mode de scrutin autorise les panachages). De nombreux observateurs ont même parlé de séisme politique, puisque le SF brise la domination historique des deux grands partis qui se partageaient la scène politique : le FG, ainsi que son traditionnel rival, le Fianna Fail (FF), également étiqueté centre-droit. Le FF ne participait pas au gouvernement sortant, mais soutenait celui-ci dans la période pré-Brexit. Avec 22,2%, il s’effrite de 2,2 points sur son score de 2016.
A 4,4% (-2,2 points), le Parti travailliste poursuit sa descente aux enfers entamée lors de sa participation gouvernementale de 2011, où il avait soutenu les plans de régression sociale mis en œuvre par le Fine Gaël. Avec 7,1%, les Verts progressent de 4,4 points sur 2016, mais chutent de 4,3 points par rapport aux Européennes de mai 2019.
Sinn Fein « dédiabolisé »
Toute l’attention se porte donc désormais sur le Sinn Fein, par ailleurs seul parti présent à la fois en Irlande, et en Irlande du Nord qui fait partie du Royaume-Uni. Il s’est manifestement « dédiabolisé » avec Mary Lou McDonald, la dirigeante qui a remplacé, en 2018, le leader historique Gerry Adams, longtemps accusé – comme le parti lui-même – d’être lié à l’IRA, et donc d’être responsable du « terrorisme » face à l’armée britannique chargée de « maintenir l’ordre » en Irlande du Nord à partir du milieu des années 1960. Ce fut une période douloureuse qui a compté des milliers de victimes, et qui s’est conclue par les accords de paix signés en 1998.
L’IRA a été dissoute, et les nationalistes souhaitent désormais obtenir la réunification de l’île par des voies pacifiques. Un objectif que partage certainement une très large majorité de citoyens de la République, mais qui ne fait manifestement pas partie de leurs priorités. Longtemps « eurosceptique », le Sinn Fein a évolué en faveur de l’Union européenne, une position qu’il a en particulier défendue lors du référendum britannique de juin 2016, lorsqu’il avait appelé les Nord-Irlandais à voter contre le Brexit (ce que firent 55,8% d’entre eux). Cependant, lors des élections européennes de mai 2019, le SF n’avait guère mobilisé sur ses positions pro-UE, puisqu’il n’avait obtenu que 11,7% des voix. A noter qu’à la différence de M. Adams, qui avait grandi dans un quartier populaire, Mme McDonald a fréquenté une école privée cossue, avant de faire des études supérieures de gestion des ressources humaines et… d’intégration européenne.
Surpris par son propre succès
Le Sinn Fein semble s’être fait surprendre par son propre succès : il n’a présenté que 42 candidats. 37 d’entre eux ont été élus sur les 160 sièges que compte la Chambre basse (le Dail). Le Fine Gael et le Fianna Fail en obtiennent respectivement 35 et 38. Aucune des désormais trois grandes forces politiques ne pourra donc gouverner seule.
Idéologiquement, rien n’empêcherait FG et FF de renouveler une alliance, fût-elle tacite, mais c’est précisément pour éviter cette configuration que M. Varadkar avait déclenché les élections. Surtout, une « grande coalition » FG-FF irait contre le vote des citoyens, qui ont voté Sinn Fein dans l’espoir d’un véritable changement.
Mais pendant la campagne, les deux grands partis sortants avaient exclu de gouverner avec le Sinn Fein, jugé trop sulfureux. Pour sa part, Mme McDonald a annoncé qu’elle voulait former un « gouvernement pour le peuple » (peut-être un écho au « gouvernement du peuple » revendiqué par Boris Johnson), et qu’elle cherchait en priorité le soutien de petits partis (sociaux-démocrates, Verts…) – une tâche qui paraît cependant complexe. Elle a par ailleurs prédit que ses deux rivaux ne pourraient pas éternellement tenir le Sinn Fein à l’écart. De fait, le leader du Fianna Fail, l’ancien ministre Micheal Martin, a semblé faire preuve d’ouverture après l’annonce des résultats.
Amusant paradoxe : des médias favorables à l’intégration européenne se félicitent du succès d’une force ouvertement nationaliste
La presse étrangère – française notamment, mais aussi à Bruxelles – exprimait, au lendemain du scrutin, sa tristesse quant à l’échec de M. Varadkar, qui devint premier ministre en 2017, à 38 ans, et incarnait pour ses pairs européens un modèle de « diversité » : métis d’origine indienne, et homosexuel déclaré. Mais ces médias croient déceler une nouvelle perspective, celle d’une réunification irlandaise au détriment du Royaume-Uni. Un tel horizon est à ce stade irréaliste, mais de nombreux commentateurs rêvent, sans doute par revanche, des déboires auxquels devrait alors faire face le gouvernement anglais. « La première réplique du Brexit » titrait ainsi Le Monde.
Ce qui explique cet amusant paradoxe : des médias favorables à l’intégration européenne se félicitent du succès d’une force ouvertement nationaliste. Dans la vraie vie, les électeurs espèrent en réalité des réponses rapides à leurs attentes sociales.
Quoiqu’il en soit, dans cette nouvelle configuration tripartite, la formation du futur gouvernement pourrait se faire attendre quelques semaines, voire quelques mois.
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