Theresa May n'assistera pas aux cérémonies célébrant les 60 ans du Traité, mais son ombre les hantera, rappelant ainsi «l'échec et la tragédie» de l'Union européénne : le Brexit, estime le chercheur John Laughland.
Les cérémonies pour fêter le soixantième anniversaire du Traité de Rome, qui ont lieu le 25 mars 2017 à Rome, seront un pétard mouillé. Les discours creux sur l'avenir de l'Europe, et sur son succès dans le passé, ne cacheront pas que le Brexit est, pour citer le président de la Commission européenne, «un échec et une tragédie».
Madame May n'assistera pas aux cérémonies mais son ombre se projettera sur la totalité de celles-ci, et ceci pour deux raisons. D'abord parce que, le Royaume-Uni étant le deuxième contributeur net au budget européen, son départ dans deux ans fera un trou de 17 milliards de livres (près de 20 milliards d'euros) dans les finances de Bruxelles, c'est-à-dire plusieurs centaines de millions par semaine.
Ensuite parce que le départ d'un pays membre, et a fortiori d'un des plus grands – le Royaume-Uni a la plus grande armée en Europe, la plus grande capitale et il en constitue le centre financier – représente un choc existentiel pour une organisation dont le but primordial est celui d'incarner «une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens».
Mais l'échec de l'Union européenne est une tragédie aussi parce qu'elle est basée sur un mensonge que les cérémonies à Rome feront tout pour recycler. Ce mensonge est que l'Union européenne est le garant de la paix. Ce mythe est martelé à chaque fois que la construction européenne est mise en cause, mais il est doublement faux.
La logique de l'ONU est l'inverse de celle de l'UE
Il est faux, d'abord, parce que le mécanisme principal pour la sauvegarde de la paix dans le monde n'est pas l'Union européenne mais l'Organisation des Nations unies, fondée en 1945. A la différence de l'UE, dont l'idéologie post-moderne vise à dissoudre les nations et leur souveraineté dans des structures supranationales, pour la Charte de l'ONU la paix passe par la protection de la souveraineté des Etats. Les pouvoirs considérables du Conseil de sécurité, qui n'ont aucun équivalent des les traités européens, ont pour but d'empêcher toute guerre d'agression, ou menace de celle-ci, qui viserait à violer la souveraineté d'un autre Etat. La logique de l'ONU est l'inverse de celle de l'UE.
Ce mythe est faux, aussi, parce que les traités européens n'ont pas été créés pour faire la paix, mais au contraire pour mener la guerre. Lorsque le premier traité européen fut proclamé, par la déclaration Schuman le 9 mai 1950, le but était de fédéraliser la production du charbon et de l'acier en France et en Allemagne dans le but de créer un bloc militaire face au nouveau bloc soviétique qui était en train de constituer à l'Est. Le plan Pleven, qui visait la création d'une Communauté européenne de défense, c'est-à-dire d'une armée européenne, fut publié le 4 octobre 1950, à peine quelques mois après la déclaration Schuman. En réalité, les deux «plans» faisaient partie d'un ensemble, dont le but était de faire avaler par la France la perspective du réarmement de l'Allemagne, pays avec laquelle elle avait été en guerre cinq ans auparavant. Certains opposants au plan Pleven en comprirent immédiatement la portée, comme en témoigne cette affiche du Parti communiste français de l'époque.
Cette CED est aujourd'hui oubliée parce qu'elle ne fut pas ratifiée par la France en 1954. Mais son but était de créer une fédération européenne réellement militarisée. Les premières communautés européennes, dont l'Union européenne d'aujourd'hui est le successeur, sont donc des purs produits non pas de la paix mais de la guerre froide. Voilà pourquoi, vingt-cinq ans après ce qu'on appelle la fin de la guerre froide, les structures de Bruxelles continuent à véhiculer une russophobie primaire.
On oublie trop souvent que si le communisme n'était pas au pouvoir en Occident, il n'était pas pour autant absent de la sphère publique
Il y a un autre rapport, plus profond, entre la création d'une proto-fédération européenne et la guerre froide, mais personne ne l'évoquera à Rome lors des cérémonies car cela compliquerait le message simpliste que les dirigeants européens voudront faire passer. Pour souder la partie occidentale de l'Europe et de l'Allemagne (on parle de l'«Allemagne» avec laquelle la France se serait réconciliée, mais en réalité il ne s'agissait que de la partie occidentale de ce pays croupion, occupée par les Américains, les Britanniques et les Français jusqu'en 1990) il fallait surtout neutraliser l'attraction incontestable du marxisme soviétique chez une grande partie de l'opinion occidentale pendant l'après-guerre. On oublie trop souvent que si le communisme n'était pas au pouvoir en Occident, il n'était pas pour autant absent de la sphère publique. Bien au contraire, le marxisme étant une idéologie universaliste qui avait ses partisans dans le monde entier, de Cuba à la Chine, des marxistes étaient partout présents dans la société civile occidentale, non seulement dans les universités, où ils dominaient, mais aussi dans des Partis communistes puissants à l'instar du PCF en France ou du PCI en Italie.
Les Américains et les Européens pro-américains et anti-soviétiques devaient faire face à cette menace intérieure, qui s'ajoutait à la menace extérieure du Pacte de Varsovie. Pour la neutraliser, il fallait concurrencer le marxisme sur les plans tant idéologique qu'économique et militaire. Nikita Khroutchev avait lancé son fameux défi à Richard Nixon en 1959, promettant de doubler les Etats-Unis sur le plan économique (à 03:45 dans la vidéo) et ce défi, l'Occident le releva. Mais l'Occident mena aussi la guerre froide en se présentant comme plus progressiste encore que le régime soviétique qui se profilait comme à l'avant-garde de l'histoire. Il fallait séduire autant de gens que possible qui autrement auraient continué à lorgner vers l'URSS.
L'Europe occidentale a donc concocté un récit qui empruntait un grand nombre de concepts clés au marxisme pour créer une idéologie susceptible d'aspirer une partie de l'opinion publique tentée par le communisme. Elle décida d'incarner un message universaliste progressiste plus fort encore que chez l'URSS concurrente. Voilà pourquoi on retrouve dans le projet européen plusieurs idées clés du marxisme soviétique : la notion du déterminisme historique et du progrès inéluctable ; la notion de l'internationalisme ; et, surtout, le concept du dépérissement de l'Etat qui constitue le cœur de la pensée marxiste-léniniste. Pour le marxisme, en effet, la paix passe par le dépassement des nations et les Etats, tout comme pour l'idéologie européenne.
Le traité de Rome avait pour but de se substituer à l'empire universaliste dont la capitale se trouvait à Moscou
Rien, en effet, n'unit autant l'idéologie soviétique à l'idéologie de l'Union européenne que cette pratique de se revendiquer incessamment de la paix. Comparez seulement les affiches européennes et soviétiques pour voir combien elles se ressemblent. L'Union européenne annoncera avec orgueil et solennité à Rome qu'elle protège la paix depuis soixante ans en Europe ; mais l'Union soviétique ne disait pas autre chose, le tout premier acte législatif de l'Etat soviétique ayant été le décret sur la paix promulgué par Lénine le 26 octobre 1917 (le 8 novembre selon le calendrier grégorien).
Dernier point : toutes les tentatives d'unification européenne furent dirigées contre l'Est. Napoléon en 1812 et Hitler en 1941 menèrent leurs guerres au nom de l'unité européenne. Si le traité de Rome de 1957 fut signé avec un clin d’œil vers un événement beaucoup plus ancien – la proclamation de l'Empire romain (le futur Saint Empire Romain germanique) le jour de Noël de l'an 800 – la logique géopolitique était la même. Le traité de Rome fut signé non pas le 25 décembre, mais le jour de son pendant dans le calendrier chrétien, le 25 mars, la fête de l'Annonciation, et incontestablement, le concept d'empire était, et reste, présent dans les esprits. Mais tout comme Charlemagne se fit couronner empereur pour usurper les prérogatives de l'empereur romain existant à Constantinople, le traité de Rome avait pour but de se substituer à l'empire universaliste dont la capitale se trouvait à Moscou et vers laquelle regardait une grande partie de l'opinion publique de gauche.
Voilà pourquoi cette UE essaie de surmonter les différentes crises qu'elle traverse, dont le Brexit n'est que la pire, en martelant son message anti-russe. En le faisant, elle continue à faire ce pour quoi elle fut créée, c'est-à-dire perpétuer la division du continent européen et pérenniser ainsi la guerre civile européenne qui, ayant éclaté en 1914, continue, aujourd'hui encore, sous une forme différente.
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