Les dirigeants de l’UE commémorent samedi le soixantième anniversaire du traité de Rome. Un bien funèbre anniversaire, pointe Pierre Lévy, rédacteur en chef du site eurocritique www.ruptures-presse.fr
Samedi, les dirigeants européens se retrouvent à Rome pour fêter les 60 ans du traité qui fonda la CEE (devenue ensuite l’UE). Les hôtes du sommet vont tenter de faire bonne figure, mais la fête risque d’être funèbre, tant l’impopularité de l’intégration européenne s’est développée sur le Vieux Continent.
Le président de la Commission européenne évoquait naguère la «polycrise» qui a saisi l’Union ces dernières années : tragédie grecque – Bruxelles continue à s’acharner sur ce pays pris comme victime expiatoire («voilà ce qui attend un pays qui ne respecte pas les règles») ; vague de réfugiés ayant provoqué des divisions sans précédent au sein de l’Union ; agressivité accrue contre la Russie ; et bien sûr vote des Britanniques en faveur de la sortie, un précédent qui pourrait faire école un jour ou l’autre...
Les dirigeants européens broient du noir, ils oscillent depuis quelques mois entre panique du bord du gouffre et tentation de fuite en avant compulsive
Si l’on ajoute le sentiment d’être orphelin de l’Oncle Sam – le président Trump vient de confirmer qu’il n’était pas un ardent défenseur de la foi libre-échangiste – on comprend que les dirigeants européens broient du noir. Ils oscillent depuis quelques mois entre panique du bord du gouffre et tentation de fuite en avant compulsive.
A Rome, ils entendent redéfinir une nouvelle UE, tant le statu quo semble conduire dans le mur. Le 1er mars, la Commission a publié un «Livre blanc» énumérant cinq scénarios, allant de la réduction à une simple zone de libre échange à une rêverie de nature quasi-fédérale. Un des scénarios «moyens» correspond à ce qu’on nomme «Europe à plusieurs vitesses», un concept déjà ancien, mais qui pourrait être remis au goût du jour. Car, à Berlin comme à Paris ou à Bruxelles, on est bien obligé de constater (sans le dire ouvertement) que les vingt-sept Etats membres n’ont ni les mêmes intérêts, ni la même histoire, ni la même culture politique, ni les mêmes tropismes géopolitiques, ni la même situation économique, ni le même niveau social… Bref, le fondement même des traités européens – aller vers «une union toujours plus étroite» – n’a aucun sens, et pourrait même s’avérer explosif.
La crise existentielle de l’UE a des raisons plus profondes que les différentes circonstances qui se sont combinées
Mais cette perspective d’intégration différenciée chagrine plusieurs pays, en particulier à l’Est. Pas question d’accepter d’être des membres de seconde classe, proclament notamment Varsovie, Budapest, Prague ou Bratislava. D’où la prudente annonce selon laquelle le sommet du 25 mars pourrait simplement «lancer un processus».
En réalité, la crise existentielle de l’UE a des raisons plus profondes que les différentes circonstances qui se sont combinées. Elle tient à ce que les peuples découvrent, souvent confusément, la véritable nature de la «belle aventure» lancée il y a six décennies.
De fait, n’en déplaise à ceux qui dénoncent les «dérives» d’une «Europe trahissant les idéaux initiaux», l’UE poursuit bel et bien les objectifs fondamentaux qui lui avaient été assignés dès sa fondation. En premier lieu : mettre en musique et rendre irréversibles toujours plus de reculs sociaux, en faveur des détenteurs du capital. Derniers avatars des années 2010 : «gouvernance économique renforcée» et «réformes» brutales (retraites, marché du travail...). Mais c’est la quadruple libre circulation – des biens, des services, de la main d’œuvre et des capitaux – qui constitue la machine de guerre fondatrice contre le monde du travail et les services publics. En témoignent les délocalisations incessantes (comme l’usine Whirlpool d’Amiens vers la Pologne), ou bien l’afflux des «travailleurs détachés» (c’est-à-dire de la main d’œuvre low-cost utilisée pour peser sur les salaires de secteurs entiers).
Le deuxième objectif fondateur de l’Europe était de dessaisir chaque peuple du droit de décider de ses propres choix politiques fondamentaux. Ainsi, le mécanisme implacable de «l’acquis communautaire» assure un véritable hold-up sur la souveraineté populaire : toute décision prise à l’échelon européen est de facto irréversible, même si tel ou tel gouvernement national avait des velléités d’opérer des choix découlant d’une volonté nouvelle des électeurs. «Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens» résumait brutalement Jean-Claude Juncker en janvier 2015.
Enfin, les «pères fondateurs» avaient également des perspectives géopolitiques : à l’époque, il s’agissait de faire pièce à l’URSS. C’est du reste la raison pour laquelle Washington avait été un artisan majeur du projet européen. Le contexte a évidemment changé, mais l’hystérie anti-russe refait surface. Plus généralement, l’UE entend «jouer un rôle majeur dans le monde», ce que l’ambassadeur slovène à Paris a exprimé à sa manière il y a quelques jours : «projeter nos valeurs dans notre voisinage». Ces ambitions vont en fait bien au-delà du voisinage, surtout depuis qu’une large part des élites mondialisées a entrepris de sacrer Angela Merkel comme nouveau chef du «monde libre» en lieu et place de l’insaisissable Donald Trump. Quant aux «valeurs», il faut comprendre «intérêts des grands groupes européens», singulièrement allemands.
Là où les coopérations libres assureraient un respect pacifique des intérêts mutuels, l’intégration forcée est porteuse de tensions sans cesse croissantes
Tout cela s’accompagne d’une véritable guerre idéologique où les élites mondialisées et leurs relais visent à semer une immense confusion dans les esprits : les «valeurs démocratiques», l’«ouverture» et la générosité sont ainsi assimilées au libre échange et à la mondialisation. Face à cette dernière se dresseraient pêle-mêle «le repli», «la fermeture», la souveraineté, le nationalisme, l’extrême-droite et «la haine».
En retour, ces arrogantes leçons de morale provoquent l’exaspération croissante d’une large part des citoyens, en particulier issus des classes populaires, tandis que des classes moyennes supérieures, urbanisées et «éduquées», sont instrumentalisées par les oligarchies mondialisées pour rêver d’un monde «sans frontière»… c’est-à-dire sans politique et sans peuple.
En outre, là où les coopérations libres assureraient un respect pacifique des intérêts mutuels, l’intégration forcée est porteuse de tensions sans cesse croissantes (comme lorsque le magazine allemand Focus titrait à propos des Grecs : «Les tricheurs»).
Tel est l’aboutissement de six décennies d’intégration. Il serait raisonnable d’arrêter les frais. Avant qu’il ne soit trop tard.
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