La guerre en Syrie marque la fin de la toute-puissance de Washington et de ses associés, supériorité qui se maintenait depuis la disparition de l’Union Soviétique, juge l'expert militaire Philippe Migault.
La Syrie «célèbre» aujourd’hui un tragique anniversaire, sa sixième année de guerre civile. Plus de 300 000 morts, des centaines de milliers de blessés, des millions de réfugiés : le bilan humain est terrible. D’autant plus dramatique qu’il est loin d’être clôturé. La libération de Deir es-Zor, Raqqa, Idlib, toujours aux mains des islamistes radicaux, coûtera encore des milliers de vies. Pourtant le véritable bilan du conflit syrien est d’une ampleur bien plus importante encore. Cette guerre marque plusieurs inflexions majeures sur le plan international.
La fin des «Printemps arabes», bien sûr.
Un coup d’arrêt donné à la politique du regime change régulièrement employée par les Etats-Unis et leurs alliés, notamment la France, échec qui symbolise la fin de la toute-puissance de Washington et de ses associés depuis la disparition de l’Union Soviétique.
Nous nous sommes ridiculisés en assurant qu’il existait une opposition armée «modérée», crédible militairement et susceptible de représenter une alternative politique
Pour la Russie, légataire de cette dernière sur la scène diplomatique, c’est a contrario la concrétisation d’un retour au premier rang des Nations, annoncé depuis une dizaine d’années mais désormais incontestable.
L’échec du «Printemps arabe» en Syrie était prévisible. Il a été prédit, dès ses débuts, par la Russie. D’une part, parce que la démocratie est difficilement compatible avec l’Islam, qui récuse toute autre loi que la Charia pour orienter la vie de ses fidèles. A ce jour aucun modèle démocratique n’a pu imposer une prédominance durable sur la loi islamique, hormis dans le cadre de sociétés au sein desquelles les musulmans sont minoritaires.
D’autre part parce que le régime syrien n’était pas une construction fragile. Etat totalitaire disposant d’outils de puissance performants lui assurant le contrôle du pays et bénéficiant du soutien populaire d’une partie de la population, il ne pouvait s’effondrer comme un simple château de cartes.
Or c’est précisément ce qu’ont cru les chancelleries occidentales. Toutes à leur enthousiasme vis-à-vis de ce « souffle démocratique » cheminant via Facebook, Twitter et autres réseaux sociaux, piètres Samizdats comme on l’a compris trop tard, elles se sont convaincues de l’impossibilité pour Bachar el-Assad de se maintenir au pouvoir alors qu’une opération de regime change, apparemment bien ficelée avec nos alliés du Golfe Persique, était engagée.
Les Français, en la matière, ont été les plus constants dans l’erreur, hélas. Alain Juppé annonçait en 2011 la chute «quasi-inéluctable» du président syrien. Laurent Fabius estimait, fin 2012, que la fin de Bachar se rapprochait. Ils se sont trompés. Lourdement. Ce qui n’est pas condamnable dans l’absolu. L’infaillibilité, de nos jours, n’est même plus une exclusivité papale. Ce qui est beaucoup plus grave, en revanche, ce sont les causes de cette erreur et leurs conséquences.
Nous nous ridiculisons aujourd’hui encore, en nous imaginant que nous pouvons encore avoir droit au chapitre et peser sur les évènements en Syrie
Les causes semblent évidentes en ce qui concerne Laurent Fabius. Premier ministre de François Mitterrand, il a toujours assuré n’avoir été en aucun cas responsable du drame du sang contaminé ou de l’affaire du Rainbow Warrior, affirmant avoir été tenu dans l’ignorance de ces dossiers lorsqu’il était aux affaires. L’incompétence est sa carte de visite. Il a fait preuve dans le dossier syrien de constance.
Elles le sont moins en ce qui concerne Alain Juppé. On peut faire bien des reproches au «meilleur d’entre nous», pour reprendre les termes de Jacques Chirac, mais il lui a rarement été reproché d’être médiocre. Lui a vraisemblablement pêché par dogmatisme, défaut partagé par ses successeurs au quai d’Orsay. Milosevic, Saddam Hussein, Gbagbo, Ben Ali, Kadhafi…, etc : Les «Occidentaux» ont fini par se convaincre qu’il n’y a pas de perturbateur au monde qu’ils ne soient capables de neutraliser, directement ou indirectement, lorsque leurs intérêts l’exigent, ou semblent l’exiger. Cet aveuglement, partagé - réellement ou par opportunisme – par la majorité des experts Français, clouant au pilori médiatique tous ceux qui osaient émettre une vision alternative, a précipité notre diplomatie droit dans le mur et dans le ridicule.
Car nous nous sommes ridiculisés en annonçant tous les trois mois la chute de Bachar, plus fringant que jamais.
Nous nous sommes ridiculisés en assurant qu’il existait une opposition armée «modérée», crédible militairement et susceptible de représenter une alternative politique, alors que tous les experts constataient sur le terrain la prépondérance des groupes islamistes radicaux.
Nous nous sommes ridiculisés lorsque nous avons assuré que nous contrôlions les armes que nous livrions à la «rébellion» syrienne et qu’aucune d’entre elles n’avaient la moindre chance de tomber entre les mains des combattants d’Al Nosra.
Nous nous sommes ridiculisés lorsqu’après avoir annoncé que nos Rafale étaient prêts à frapper le régime syrien, nous nous sommes retrouvés seuls en première ligne, lâchés par les Américains et les Britanniques et que nous avons dû piteusement battre en retraite.
Nous nous ridiculisons aujourd’hui encore, en nous imaginant que nous pouvons encore avoir droit au chapitre et peser sur les évènements en Syrie en tenant Bachar à l’écart de certaines régions du pays. «Il faudra qu’il y ait un accord, Bachar est terriblement impopulaire», déclarait encore la semaine dernière à l’auteur de ces lignes un diplomate français de haut rang, ministre plénipotentiaire, rejetant de toute sa superbe l’évidence qu’il ne peut y avoir d’accord qu’entre parties ayant intérêt à négocier et étant en situation de le faire. Oui, alors qu’Alep est tombée, Palmyre reprise et que Bachar et ses alliés ont repris depuis plus de dix-huit mois l’initiative stratégique, la tendance à confondre ses aspirations et les réalités du terrain est telle au quai d’Orsay que nous nous refusons à admettre que la France n’est plus en position de peser en quoi que ce soit sur les évènements.
Les récentes actions de la diplomatie française sont pourtant éloquentes. Quelle grande initiative politique avons-nous imaginé pour sembler reprendre la main à l’occasion du sixième anniversaire de cette guerre ? Convoquer une énième conférence internationale dont les principaux protagonistes seront absents ? Proposer une nouvelle résolution inutile au Conseil de Sécurité des Nations-Unies ? Non. Notre ministre des affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault, va ouvrir ce soir une conférence à l’Institut du Monde Arabe, «pour penser et agir avec les démocrates syriens» et une poignée d’intellectuels et artistes officiels, Olivier Py et consorts. On imagine déjà Bashar frémir sous les assauts enflammés du vibrionnant directeur du festival d’Avignon.
Si nous sommes les plus grotesques, nous ne sommes cependant pas seuls. Les Etats-Unis, eux aussi, ont essuyé échec sur échec dans le dossier syrien. Barack Obama l’admet. Mais ce qui est plus grave pour lui, élu en 2008 sur l’idée qu’un noir à la Maison Blanche était nécessairement synonyme d’une moralisation de la vie politique et d’une mise à l’honneur des droits de l’homme, c’est qu’il s’est allié dans cette guerre à la pire bande d’assassins du conflit. Ce que l’histoire retiendra ce n’est pas seulement l’impuissance américaine, ce sont les livraisons d’armes aux fanatiques de la nébuleuse Al Qaïda, la liberté de manœuvre laissée à l’Etat Islamique (EI) en Syrie au nom du Regime Change. Le tout en vain.
La Russie, a contrario, a dans ce dossier joué sur du velours.
Evidemment, on est en droit de critiquer l’action du Kremlin, même dans un média d’Etat russe. Bachar el-Assad est un dictateur et a, c’est incontestable, des dizaines de milliers de morts sur la conscience, si toutefois il en a une. Le soutenir revient, dans une certaine mesure, à s’en faire le complice.
La Russie a systématiquement eu un coup d’avance dans cette crise par rapport aux Occidentaux
Mais la Russie n’a rien fait d’autre, en la matière, que de calquer son comportement sur celui des «Occidentaux». «C’est peut-être un fils de pute, mais c’est notre fils de pute», résumait Roosevelt pour justifier le soutien américain à un dictateur latino-américain. La formule est aussi brutale et grossière que cynique, mais elle a le mérite de résumer les compromissions qu’un véritable homme d’Etat est contraint d’accepter pour défendre les intérêts vitaux de son pays.
La Russie a très tôt pris le parti de soutenir Bachar parce qu’il est son allié, bien sûr, mais aussi parce qu’elle était consciente qu’il fallait marquer un coup d’arrêt à cette rébellion dans l’intérêt même de sa sécurité nationale. Cela a été souligné à de multiples reprises : d’Alep à la ligne de crêtes du Caucase, de l’ancien bastion des Islamistes radicaux d’Al Qaïda à la Tchétchénie, il y a 800 kilomètres, la distance entre Marseille et Alger. Dans ce cadre il ne pouvait être question de laisser triompher les adversaires de Bachar, comptant dans leurs rangs plusieurs milliers de combattants islamistes originaires de l’espace post-Soviétique, susceptibles, la victoire obtenue en Syrie, de venir rallumer la guerre en Ciscaucasie. La France intervient au Sahel pour détruire les katibas islamistes susceptibles demain de mener des attaques contre son sol. Elle défend ses intérêts en Afrique depuis des décennies en s’appuyant quelquefois sur des régimes d’une brutalité reconnue et documentée. La Russie pratique la même défense de l’avant. Avec succès.
Car l’intervention russe en Syrie, annoncée comme un nouveau bourbier afghan, a permis de renverser le rapport de forces défavorable à Bachar. Elle a aussi été l’occasion pour les autorités russes de démontrer que les lourds investissements consentis afin de moderniser leur outil de défense ne l’avaient pas été en vain. Le tir de missiles de croisière Kalibr depuis la Caspienne et la Méditerranée, l’efficacité des frappes réalisées par les aviations stratégique et tactique de l’armée de l’air russe, ont constitué autant de surprises pour les non-experts des questions de défense. Ce qui a eu un impact immédiat sur le marché international de l’armement pour les Sukhoï-34 et autres systèmes S-400, la Russie faisant d’une pierre trois coups : succès militaire, commercial, diplomatique.
Car Moscou a consolidé ses positions auprès de nombre d’Etats à l’occasion de cette crise. En renforçant la coopération militaro-industrielle qui la lie à un certain nombre d’entre eux (Syrie, Egypte, Irak, Algérie…), mais aussi en gagnant en crédibilité vis-à-vis de nombre de ses partenaires. Le Maréchal al-Sissi n’a pas manqué de relever la fidélité dont la Russie a fait preuve envers son allié Bachar alors que les Etats-Unis ont laissé tomber Moubarak. Le même constat a été fait dans d’autres capitales.
La Russie a désamorcé la crise des armes chimiques syriennes et pris tout le monde de court, au soulagement de Barack Obama et au dépit de François Hollande
Par ailleurs la Russie a systématiquement eu un coup d’avance dans cette crise par rapport aux Occidentaux.
Elle a, la première, affirmé que la solution de sortie de crise ne pouvait se résumer à un départ de Bachar el-Assad mais devait aussi être politique. Il aura fallu attendre le retournement de situation de l’automne 2015 pour que les «Occidentaux» se rangent à ses vues.
Elle a dénoncé très tôt, avant tous, le caractère largement radical et téléguidé par des puissances extérieures de la «rébellion syrienne», présentée en Occident comme modérée et/ou démocratique.
Elle a désamorcé la crise des armes chimiques syriennes et pris tout le monde de court, au soulagement de Barack Obama et au dépit de François Hollande, en proposant sa solution de démantèlement de l’arsenal syrien.
Pourtant elle n’a pas déployé une diplomatie révolutionnaire pour parvenir à de tels résultats. Parce qu’ «il n’y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités», elle a joué sa partition en s’en tenant aux faits, aux rapports de force, défendant jalousement ses intérêts et exploitant la moindre erreur commise par ses adversaires pour marquer des points. Le froid réalisme de Vladimir Poutine, Sergueï Lavrov et Vitali Tchourkine peut déplaire aux diplomates français, qui ces derniers temps épanchent leurs états d’âme dans la presse, faisant fi de leur devoir de réserve, mais il leur a permis de refaire de la Russie une puissance qu’on ne peut se permettre de négliger sur la scène internationale. Ce qui est aujourd’hui le cas de la France.
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