Fermer l'ENA, comme le demande Bruno Le Maire ? Ou plutôt la réformer ? Non, ces changements ne seront pas suffisants, l'ancienne dirigeante de l'institution Marie-Françoise Bechtel répond à l'énarque.
RT France : Bruno le Maire a déclaré récemment qu’il fallait fermer l’ENA. Vous avez dirigé cette institution pendant plusieurs années, êtes-vous d’accord avec cette idée ?
Marie-Françoise Bechtel (M.-F. B.) : Cette question revient de façon récurrente : il arrive très souvent que des responsables politiques disent qu’il faut supprimer l’ENA. J’ai compris que Bruno le Maire parlait plutôt d’une réforme en profondeur. Avoir un système de recrutement des serviteurs de l’Etat, mais différent, notamment des fonctionnaires déjà expérimentés. Je ne dis pas que la question ne se pose pas, l’ENA existe depuis 70 ans - maintenant l’Etat n’est plus ce qu’il était non plus dans ce pays. Nous sommes sous le diktat de la mondialisation financière où les Etats ne jouent plus le même rôle. La question peut donc se poser, tout dépend de ce que l’on veut vraiment faire.
C’est à l’Etat de desserrer un peu le corset, de dire qu’on pourrait peut-être réfléchir et voir les choses autrement
RT France : Croyez-vous donc que les réformes s’imposent, et si oui, dans quels sens ?
M. F. B. : On a un gros problème en France, l’ENA est le reflet des politiques menées par le pays. Ces politiques se ressemblent beaucoup, notamment sur le plan économique, ce qui fait que l’ENA traduit cela. En réalité, il faudrait que l’ENA ait plus de possibilités de politiques alternatives, mais c’est une école des serviteurs de l’Etat, c’est à l’Etat lui-même de desserrer un peu le corset, de dire qu’on pourrait peut-être réfléchir et voir les choses autrement.
RT France : On dit souvent que le système de l’ENA est refermé sur lui-même. Croyez-vous que le système devrait être plus ouvert ?
M. F. B. : En réalité, il n’est pas aussi fermé qu’on le dit. Depuis 1945, l’ENA recrute pour moitié des fonctionnaires, qui sont souvent d’origine modeste, déjà en fonction. Ca a d'ailleurs été mon cas, j’ai été recrutée aussi à l’ENA, alors que j’étais enseignante. Sur le plan sociologique, l’ENA n’est pas plus fermée que d’autres grandes écoles, moins que celle l’armée, par exemple, ou que les facultés de médecine. Le problème est le contenu de ce qu’on enseigne aux énarques.
Il n’est pas étonnant que les énarques pensent plutôt faire carrière dans le privé, puisque la force de l’Etat n’est plus du tout la même dans notre pays
RT France : Plusieurs dirigeants actuels sont issus de l’ENA. On les désigne comme responsables des problèmes actuels de la France, soit parce que l'enseignement n’est pas suffisant, soit parce que le système sert la carrière des énarques et non pas le redressement du pays. Etes-vous d’accord ?
M. F. B. : Plus ou moins. C’est une dérive, il y a eu une évolution, l’ENA a été fondée autour du sens du service public par Michel Debré, Premier ministre du général de Gaulle. Mais comme l’Etat a perdu beaucoup de poids, l’ENA, qui est l’école de l’Etat, a suivi cette dérive. Il n’est donc pas étonnant que les énarques pensent plutôt à faire carrière dans le privé, puisque la force de l’Etat n’est plus du tout la même dans notre pays. C’est plutôt la faute de la dérive des politiques elles-mêmes.
RT France : Peut-on dire que les problèmes économiques de la France sont causés par le système de formation des dirigeants, notamment à l’ENA ?
M. F. B. : Oui, mais peut-être pas dans le sens que certains veulent dire. Lorsqu’un jeune énarque brillant sort de l’ENA et entre dans une grande banque et ensuite, au hasard, revient servir le président de la République, cela ne sert pas, à mon avis, les vrais intérêts du pays.
Si on veut une ENA qui serve mieux les intérêts du pays, à la fois par le recrutement et par la formation reçue, alors c’est utile de faire une réforme importante
RT France : Pensez-vous qu’on puisse garder l'ENA en tant qu’institution, en la réformant, ou il vaut mieux la remplacer par une autre institution plus moderne ?
M.-F. B. : C’est toujours pareil, cela dépend de ce qu’on entend par «moderne», si cela veut dire plus libéral, plus ouvert aux politiques de la mondialisation et moins patriote, moins national, alors je crois qu’il ne faut pas le faire. Si on veut une ENA qui serve mieux les intérêts du pays, à la fois par le recrutement et par la formation reçue, alors c’est utile de faire une réforme importante.
En France, on est arrivé à un système où les grands partis disent et font la même chose, et les Français s’écartent de la politique à cause de cela
RT France : Si un jour on vous proposait de revenir à la tête de l’ENA, comment vous y prendriez-vous ?
M.-F. B. : Ce n’est pas possible, mais si c'était le cas, j’essaierais d’ouvrir plus les perspectives en matière de diplomatie, de réflexion sur l’Europe, car l'Europe ne va pas du tout telle qu'elle va. J’admets que les serviteurs de l’Etat doivent aider les politiques de l’Etat et pas leur nuire. En France on est arrivé à un système où les deux grands partis disent et font la même chose, et les Français s’écartent de la politique à cause de cela. Il faudrait que les énarques prennent leur part d’une réflexion plus diversifiée sur l’Europe, la diplomatie et les questions économiques et budgétaires.
RT France : Faut-il changer plutôt la politique du pays que changer une école ?
M.-F. B. : Il vaut mieux que le pays ait des alternatives politiques et ensuite les énarques iront d’un côté ou de l’autre. C’est comme ça que monsieur Chirac, monsieur Chevènement et monsieur Jospin sont entrés en politique, c'était tous des mêmes énarques, mais ils ont choisi de défendre certaines idées. Il faudrait rénover la politique pour que les énarques aient davantage envie de servir leur pays. Il faudrait en France retrouver un patriotisme que nous avons perdu.
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