L'islam africain a changé de nature depuis l'exportation du wahhabisme par l'Arabie saoudite, estime le spécialiste de l'Afrique Bernard Lugan. Il dresse pour RT France le portrait des croyances religieuses sur le continent africain.
Au point de vue religieux, l'Afrique est coupée en trois : un nord musulman, un sud chrétien et une région orientale partagée entre les deux religions. Les chrétiens sont majoritaires au sud du Sahara (60%), mais la démographie musulmane étant forte, les proportions vont changer dans les décennies à venir. En 2050, le Nigeria sera ainsi le 3ème pays le plus islamisé du monde.
L'islam sub-saharien présente plusieurs grandes caractéristiques :
- Il n’est plus cantonné dans le seul Sahel. En raison des migrations régionales et intérieures, il n’y a plus aujourd’hui de frontière claire entre zone chrétienne et zone musulmane, comme cela était encore le cas dans les décennies passées. En Côte d’Ivoire, les nordistes musulmans sont ainsi devenus majoritaires dans nombre de régions du sud. Ce phénomène se retrouve partout, notamment au Cameroun et au Nigeria, où les ports agissent comme des pompes aspirantes pour les populations nordistes très majoritairement musulmanes.
- L'islam africain a toujours connu des guerres internes. Déclenchés au sujet d'interprétations différentes du Coran, ce furent des jihads de «purification» destinés à «nettoyer» l'islam africain du paganisme. Le phénomène est ancien (Almoravides, jihad peul des XVIII°-XIX° siècles, etc).
- Les actuels jihads concernent essentiellement des musulmans. Nous ne sommes pas en présence d'un front musulman face à un front chrétien, à l'exception de certaines périphéries comme dans le centre du Nigeria, dans l'est du Kenya ou dans le nord de la RCA. En Afrique sub-saharienne, l'opposition entre musulmans et chrétiens est secondaire. Pour le moment du moins. Nous assistons en réalité à des tentatives de prise de contrôle des populations musulmanes par les tenants d’une certaine interprétation de l’islam.
- Jusqu'à ces dernières années, l'«islam noir» était pacifique. Ce n'est plus le cas depuis que, dans les années 1960, l'Arabie saoudite a décidé d'exporter au sud du Sahara sa propre vision de l'islam, le wahhabisme. Le but de ce dernier est de purifier l'islam local en le ressourçant sur le modèle de l'Etat arabe du temps des premiers califes et en l'ancrant sur la stricte application des principes et obligations du seul Coran. Pour les fondamentalistes, qu’ils soient salafistes ou wahhabites, le paganisme s’est en effet introduit dans l’islam africain sub-saharien et l’a perverti. Le devoir des «vrais» croyants est donc de l'expurger de ces pratiques culturelles et locales qui l'ont éloigné de sa source. Or, la purification de l'islam africain sub-saharien passe par le retour aux Ecritures.
Le wahhabisme interdit strictement la construction de mausolées funéraires, il prône un rapport direct du croyant à Dieu en interdisant les intermédiaires, donc les marabouts et autres saints vénérés par l'islam africain. Allah, dieu unique méritant seul prière et invocation, il n'est en effet pas question de demander à d’autres ce qui ne relève que de Lui.
L'introduction du wahhabisme en Afrique sub-saharienne a pour origine la lutte qui, durant les années de Guerre froide, opposa l'Arabie saoudite alliée de l'Occident à l'Egypte du colonel Nasser. La monarchie des Saoud chercha alors à isoler l'Egypte en la contournant par le sud et en exportant son idéologie d’Etat, le wahhabisme, en Afrique. Ce fut dans ce but qu'au mois de mai 1962, à la Mecque, fut fondée la Ligue du monde musulman. Puis, au mois de janvier 1973, à Ryad, se tint la Conférence mondiale de la jeunesse musulmane, où fut définie une véritable politique missionnaire saoudienne.
Au lendemain des indépendances, l'Arabie saoudite finança des mosquées et de nombreux projets de développement. Au terme d'un lent travail d'influence, la réussite est aujourd'hui marquée par l'introduction de nouvelles normes visibles dans la société africaine sub-saharienne, comme la burqa, la séparation sexes, les rites mortuaires ou l'introduction de la prière de nuit le tahajjud.
Les succès du wahhabisme s'expliquent largement par son rôle social en faveur des petites élites déclassées. Dans le système éducatif moderne, l'immense majorité de ceux qui vont à l’école sont sans emploi. Quant à l’école coranique traditionnelle, la médersa, elle est totalement inadaptée car, si les enfants y apprennent certes l’arabe et le Coran, sa fréquentation ne donne pas pour autant accès à l’emploi car la société ne reconnaît que les diplômes délivrés par l'enseignement de type occidental.
Ayant bien analysé la situation, les wahhabites ont fondé des écoles coraniques dans lesquelles est enseigné le strict islam, mais également les sciences modernes. Paradoxalement, le retour aux sources religieuses permet une ouverture à la connaissance, donc aux emplois.
L’islam radical synthétise également les déceptions, les désillusions et les frustrations des populations. C'est un changement de paradigme qu’il propose aux populations sub-sahariennes. Loin de nier leur retard, il l'explique : si certaines sociétés piétinent, c’est parce qu’elles ont voulu imiter l’Occident. Elles doivent donc remettre en cause l’ordre économique et politique mondial avec ses valeurs, pour adhérer ou revenir aux racines de l’islam.
Parallèlement à cette remise en cause, la conversion des ethnies sudistes a changé la nature de l’islam et a ouvert la contestation du pouvoir traditionnel. Longtemps, la résistance noire s'est faite contre l'«islam arabe» accusé d'avoir été le vecteur de l'esclavage. Or, paradoxalement, aujourd’hui, le fondamentalisme sert aux héritiers de ceux qui furent vendus, à se venger de ceux qui les razzièrent.
Phénomène nouveau, la jeunesse musulmane du sud est de plus en plus arabisée et elle voit dans l’islam rigoriste le moyen de contester à la fois la domination des élites traditionnelles -par exemple les Peul au Cameroun-, et leur système religieux.
Dans toute l’Afrique de l’Ouest, une opposition existe désormais entre anciens musulmans conquérants et nouveaux musulmans ou héritiers des convertis de force qui utilisent le fondamentalisme pour se venger. Nous sommes donc en présence d'un authentique phénomène révolutionnaire. L’islam africain traditionnel est en effet structuré autour des ethnies nordistes anciennement conquérantes ou expansionnistes. Or, l'islam radical casse les structures de la chefferie et fabrique une artificielle identité africaine arabophone, extérieure aux hiérarchies traditionnelles. Il est la revanche des anciens dominés qui se vengent de leurs anciens maîtres musulmans au nom d’un islam égalitaire.
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