Le Premier ministre britannique Liz Truss a annoncé le 20 octobre dernier sa démission, après à peine six semaines. La sanction d'un projet fiscal ultra-libéral, particulièrement explosif dans un contexte de forte inflation.
L’arrivée de Rishi Sunak à la tête du gouvernement britannique va-t-elle mettre fin à l’instabilité politique qui secoue le Royaume-Uni depuis le printemps ? Il avait fallu deux mois au Parti conservateur («Tory») pour trouver un successeur à Boris Johnson, éjecté le 6 juillet après une floraison de complots internes contre lui. Il se sera écoulé 44 jours entre la désignation d’Elizabeth Truss, le 6 septembre, comme Premier ministre, et sa chute spectaculaire le 20 octobre.
Et la désignation de M. Sunak n’aura pris que quatre jours. Le 25 octobre, il s’installait au 10 Downing Street et annonçait la composition de son cabinet. Celui-ci reconduit nombre de titulaires en poste sous Mme Truss, tout en faisant revenir plusieurs poids lourds issus de l’équipe Johnson. Manifestement, le nouveau chef du gouvernement a tenu à intégrer les différentes tendances des Tories au sein de son cabinet : les ultra-libéraux, les plus modérés, l’aile droite, les plus farouches partisans du Brexit…
Le nouveau Premier ministre, est, à 42 ans, le plus jeune à ce poste de l’histoire du Royaume ; il est également le premier d’origine indienne. Il est surtout multimillionnaire après avoir accumulé une fortune considérable (plus importante que celle du roi lui-même, dit-on) comme gestionnaire de fonds. Rien du monde de la finance ne lui est étranger. C’est tout naturellement un libéral en économie. Mais, à la différence d’Elizabeth Truss, ce n’est pas un dogmatique.
Les deux s’étaient affrontés dans un duel interne aux Tories cet été. Une majorité de députés conservateurs penchaient du côté de M. Sunak, mais la base des adhérents avait finalement donné la victoire à sa rivale, qui promettait un choc fiscal par une baisse massive des impôts. A l’époque, la brutalité de cette perspective avait été dénoncée par son adversaire (provisoirement) malheureux, qui avait prédit le tsunami financier que la radicalité de Mme Truss devait déclencher. Et c’est exactement ce qui s’est passé.
Le 23 septembre, cette dernière annonçait un plan de baisse d’impôts d’une ampleur sans précédent depuis 1972 : baisse de 5% de la tranche d’imposition pour les plus riches, diminution de l’impôt sur les sociétés, des cotisations sociales, des droits immobiliers et, symboliquement, suppression du plafonnement des bonus des banquiers. 45% des avantages fiscaux allaient, selon des calculs, profiter dans l’immédiat à 5% des contribuables. La théorie selon laquelle l’enrichissement des plus riches ne manquerait pas de profiter, à terme, à toute la société, était ouvertement assumée.
La théorie selon laquelle l’enrichissement des plus riches ne manquerait pas de profiter, à terme, à toute la société, était ouvertement assumée
Sauf que ce plan, baptisé «mini-budget» et concocté par Kwasi Kwarteng, un très proche d’Elizabeth Truss nommé chancelier de l’Echiquier (ministre des Finances), ne comportait aucune précision sur son financement. Un accroissement brutal de 40 milliards de livres de l’endettement public se profilait, et même de près de 70 milliards en incluant le «bouclier énergétique» que le Premier ministre avait dû annoncer dès sa prise de fonction. La flambée des prix de l’énergie percutait en effet brutalement des millions de ménages – leurs factures ont doublé en moyenne d’une année sur l’autre – et la tendance menaçait de s’amplifier dans un climat social explosif. Mme Truss avait dû annoncer le gel desdites factures.
Ce gouffre prévisible a immédiatement provoqué la panique des «marchés». La livre sterling est tombée au plus bas de son histoire face au dollar, et le taux des obligations d’Etat s’est envolé, mettant indirectement en danger les pensions de millions de retraités, et faisant grimper les taux immobiliers. Tout cela a contraint la Banque d’Angleterre à intervenir massivement.
De plus, Washington a fait discrètement les gros yeux, et le FMI s’est publiquement inquiété. De retour d’une réunion de cette instance le 13 octobre, M. Kwarteng s’est vu signifier son licenciement par sa cheffe qui, après avoir tenté de résister, a dû se résoudre à abandonner les mesures de son plan. Le nouveau ministre des Finances, Jeremy Hunt, a annoncé devant les députés le détricotage du «mini-budget», humiliant ainsi le Premier ministre.
La crédibilité de cette dernière était ainsi annihilée ; elle a été contrainte de rendre son tablier. Des règles internes aux Tories prévoient certes que le leader du parti soit désigné in fine par les adhérents ; mais tout postulant doit être d’abord parrainé par 100 parlementaires. Seul M. Sunak a pu atteindre un tel soutien, du fait du réflexe de survie qui a animé le Parti conservateur : tout nouvel affrontement interne aurait pu faire imploser la vénérable formation.
Dans ce contexte, le Parti travailliste dispose désormais, selon les sondages, d’une avance de 20 à 30 points sur les conservateurs si un scrutin anticipé était organisé – une hypothèse que n’envisage pas M. Sunak, et pour cause. Mais cette avance est plutôt par défaut, tant l’opposition travailliste et son chef, Keir Starmer, sont timides pour faire écho à l’inquiétude et à la colère populaires.
Non seulement le pays semble se diriger inévitablement vers une récession, mais l’inflation – estimée désormais à 10,1%, un niveau proche de la moyenne de la zone euro, 9,9% – lamine le pouvoir d’achat. Et ce dans un pays où la pauvreté s’est enracinée depuis les années Thatcher (la décennie 1980), et s’est encore aggravée après une drastique cure d’austérité sous le conservateur (anti-Brexit) David Cameron, entre 2010 et 2016. 27% des enfants vivent au sein d’un ménage classé pauvre, et selon une étude, 25% des habitants sautent régulièrement un repas.
La hausse galopante des prix – conjuguée au haut niveau d’emploi, fût-il précaire – provoque des mobilisations sociales qu’on n’avait pas vues depuis des décennies. Les cheminots ont organisé plusieurs grèves cet été et ne baissent pas les bras, et de nombreuses autres professions se sont ponctuellement jointes ou menacent de le faire (infirmiers, postiers, dockers, avocats…). Une perspective que ne devrait pas négliger le nouveau gouvernement.
Car si Rishi Sunak a évidemment abandonné les mesures fiscales qui avaient mis le feu aux poudres, et promis de renouer avec le manifeste du parti adopté en 2019, il laisse entendre qu’une nouvelle cure d’austérité sera nécessaire.
Or ce n’est nullement sur un programme d’austérité que Boris Johnson avait conduit les conservateurs au triomphe électoral lors du scrutin de décembre 2019. L’ancien maire de Londres avait promis que le Brexit serait enfin réalisé, rassemblant ainsi massivement les classes populaires, tout particulièrement dans le centre et le nord de l’Angleterre, de tradition ouvrière et victimes de décennies de désindustrialisation ; et que cela permettrait la relance du pays.
Ce n’est nullement sur un programme d’austérité que Boris Johnson avait conduit les Conservateurs au triomphe électoral lors du scrutin de décembre 2019
Grâce à M. Johnson, les Tories avaient donc conquis de très nombreux bastions travaillistes. Et l’ancien premier ministre comptait bien les garder, grâce à une politique d’investissements dans les infrastructures et les services publics. Mais cette orientation était très peu appréciée de nombre de caciques du parti ; cela lui a coûté le pouvoir. Ainsi, au printemps, de nombreuses tentatives ont visé à discréditer le dirigeant, qui avait donné, il est vrai de nombreux bâtons pour se faire battre par son attitude fantasque et désinvolte – notamment en tolérant des fêtes au sein du pouvoir quand la population était strictement confinée.
Contraint à la démission en juillet, mais gardant une forte popularité parmi les adhérents de base, il a tenté un retour en octobre. Mais a dû constater que plusieurs dirigeants de son parti faisaient barrage, au prétexte de ne pas renouer avec une gouvernance jugée chaotique.
Il reste cependant convaincu – et ne s’en cache pas – qu’il est le seul à pouvoir mener le parti à la victoire en 2024. Ce qui est objectivement crédible. Même si un tel «come-back» est rarissime en Grande-Bretagne, Boris Johnson songe probablement qu’il garde ses chances le moment venu. Surtout si l’actuel gouvernement promeut une mortifère austérité, face à laquelle une politique «keynésienne» apparaîtrait comme une véritable alternative.
Tant il est vrai que le Brexit permet le meilleur comme le pire. Mais ce sont les électeurs qui décident – et non Bruxelles.
Pierre Lévy