Du Parti communiste italien (PCI) au Parti Démocrate (PD) d’Enrico Letta, il semble y avoir un abîme infranchissable. Pourtant, le PD est bien l’un des aboutissements du précédent, mais aussi du Parti socialiste italien (PSI). Comme à droite du paysage politique de la péninsule, la gauche a elle aussi connue d'importants changements en quelques décennies, notamment au début des années 1990 avec l’opération mains propres qui a vu disparaître de nombreuses formations embourbées dans des affaires de corruption. Parmi elles, le PCI et le PSI, mais surtout la puissante Démocratie Chrétienne (DC, centre-gauche) qui a gouverné l’Italie sans discontinuité depuis l’après-guerre. Ce bouleversement a été perçu comme le passage à une véritable «seconde république» en Italie.
De l’émiettement des gauches à l'uniformisation libérale
Cet épisode important de la vie politique italienne incita les formations de gauche héritières du PCI, du PSI, mais aussi de la DC à s’allier au sein de la coalition de L’Olivier lors des élections générales anticipées du 21 avril 1996. C’est aussi la conversion achevée des principaux partis de gauche au social-libéralisme ou la social-démocratie et à l’économie de marché, ou plutôt l’hégémonie post-mortem mais définitive de l’ADN politique de la Démocratie Chrétienne sur la gauche italienne. Cette coalition perdurera jusqu’au milieu des années 2000, avant que ne surgisse enfin en 2007 le Parti Démocrate italien tel qu’on le connaît aujourd’hui, et qui conservera d'ailleurs la branche d'olivier dans son logotype.
Si les droites et centre-droits italiens étaient alors aux aurores de leur radicalisation, le centre-gauche italien sembla au contraire entériner son évolution vers ce qui est communément dénommé «un parti de gouvernement». Le PD ne parvint toutefois pas à prendre le dessus sur le puissant parti de Silvio Berlusconi, alors encore au pouvoir. L’arrivée de l'ancien consultant de Goldman Sachs Mario Monti en 2011 profita d’une large confiance votée par le Parlement italien, à la majorité absolue de 556 voix, soit la plus importante de toute l’histoire de la République italienne. Seuls la Ligue du Nord et la coalition berlusconienne du Peuple de la Liberté refusèrent de donner leurs voix.
A Mario Monti succédera l’éphémère Président du Conseil Enrico Letta, qui occupera le poste pendant neuf mois avant de céder sa place au sémillant Matteo Renzi. Pendant ce court laps de temps, il aura assuré la pleine direction européiste et réformiste du Parti Démocrate, notamment pour dépoussiérer la loi électorale qui provoquait des blocages dans le jeu institutionnel. L'Italie subit toujours de plein fouet les conséquences de la crise de la dette publique dans la zone euro et Enrico Letta poursuit la politique d'austérité commencée à la fin de l'ère Silvio Berlusconi qui mettait en œuvre des réformes demandées par l'Union européenne comme le FMI. Il a également connu des succès aux élections administratives de mai et juin 2013 où le PD remporta de grandes villes de gauche.
Dans le même temps, le Mouvement 5 Etoiles (M5S) se lançait dans ses premières élections cette année, sans percée significative pour autant lors des élections municipales bien qu’incarnant la troisième force politique italienne lors des élections générales de février 2013 avec 25,56% des voix et 163 parlementaires, tandis que le PD demeurait en tête avec 29,55% des voix et 468 parlementaires.
Enrico Letta finit cependant par démissionner après le retrait de ministres berlusconiens de son gouvernement d’union, la scission du Peuple de la liberté et enfin la victoire de Matteo Renzi aux primaires du Parti Démocrate du 8 décembre 2013.
Matteo Renzi, un avant-goût italien d’Emmanuel Macron ?
Matteo Renzi était alors maire de Florence lorsqu’il fut appelé par Giorgio Napolitano, Président de la République italienne, pour former un nouveau gouvernement, devenant le plus jeune Président du Conseil italien de l’histoire italienne. En mars 2014, ses qualités étaient déjà louées par le banquier d’affaires Matthieu Pigasse qui le citait comme une source d’inspiration. Dans un billet d'avril 2014, Les Inrockuptibles le présentaient comme un «jeune, hyperactif, radical et ambitieux [capable de] ressusciter l’Italie». Du côté des Echos, on le présentait comme le «meilleur espoir de l’Europe réformiste». Autant de commentaires hagiographiques qui ne sont pas sans rappeler ceux qui étaient faits à propos d'Emmanuel Macron en 2017.
Durant son mandat à la présidence du Conseil de février 2014 à décembre 2016, Matteo Renzi nomma notamment Pier Carlo Padoan, ancien directeur exécutif du FMI de 2001 à 2005 pour la région Italie-Grèce-Portugal-Albanie, sous pression de Giorgio Napolitano. Confirmant l’européisme du PD, il prononça au Sénat un discours volontairement europhile : «La tradition européenne et européiste représente la meilleure partie de l'Italie, ainsi que sa certitude d'avoir un avenir». Il a également promis à cette occasion une réforme électorale.
Il refusera toutefois de soutenir le pacte budgétaire européen en dénonçant la mainmise de la technocratie sur l’Union Européenne (UE), maniant à l'envi une certaine ambiguïté à ce sujet. La veille des élections européennes de 2014, il baisse les impôts à hauteur de 10 milliards d’euros pour les ménages, met en vente la participation de l'Etat dans les Postes et l'aviation civile, mais surtout réforme le droit du travail en Italie.
A ce titre, il créa notamment ce qui fut appelé le Job’s Act, en vue de faire baisser le taux de chômage dans la péninsule. Prônant la flexibilisation du marché du travail, ce texte s’inscrivait en réalité dans un processus constant depuis la fin des années 1980 qui débuta par la limitation de l’indexation des salaires sur les prix. La loi Poletti (du nom du ministre italien du Travail de l’époque, Giuliano Poletti) avait notamment réformé le CDI, donnant à l’employeur la possibilité d’y mettre fin à tout moment et sans motif durant les trois premières années, sans compter la dérégularisation des CDD qui pouvaient alors être renouvelés 5 fois sans délai de carence et uniquement sur les postes, non sur les employés. Toute modification nominale de la fonction pouvait ainsi remettre les compteurs à zéro.
Contrairement à la France qui manifestait en protestation contre la loi El Khomri, les Italiens n’avaient pas battu le pavé. En comparaison, la péninsule ne dispose pas de salaire minimum (sauf exceptions), pas d’équivalent du RSA, ni de «principe de faveur» comme il en existe en France, notamment grâce aux accords-branches. Bilan, selon un tweet de Matteo Renzi : «Un demi-million d’emplois en CDI créés en 2015. [L’Institut national de la statistique] démontre l’absurdité des polémiques sur le Jobs Act».
Néanmoins, l’économiste italien Andrea Fumagalli donnera un autre son de cloche dans les colonnes du Monde Diplomatique. Selon les données de l’OCDE sur lequel son article s’appuie, 55 % des jeunes Italiens se trouvaient dans une situation professionnelle instable en 2015 et le PIB stagnait depuis 2014. En conclusion, l’économiste a jugé que «les réformes de [Matteo] Renzi ont consacré le statut de précaire, lui conférant une nature à la fois structurelle et généralisée».
Malgré ces réformes, qui elles aussi paraissent précéder celles que lancera Emmanuel Macron, Matteo Renzi aura connu un énorme succès aux élections européennes de 2014. Le PD rassembla 41% des suffrages, loin devant le record établi par l’ancien PCI d’Enrico Berlinguer en 1976 (34%).
A rebours, les succès de Matteo Renzi semblèrent également profiter avant tout de l’éclatement de la coalition de centre-droit et de l’effacement de Silvio Berlusconi, sans compter l’ascendance progressive du Mouvement 5 Etoiles. Dans le même temps, la Ligue du Nord commença à muer en Ligue nationale. Une recomposition du paysage politique italien dont Matteo Renzi pu tirer profit.
Cette épopée prit cependant fin lors d’un référendum constitutionnel devant mettre fin au bicamérisme italien pour lequel il avait lié son destin politique. Succédant à un premier revers électoral lors des élections municipales de 2016 où le PD perdit les villes de Rome, Turin, Trieste et Milan, c’est le «Non» qui l’emporta le 4 décembre 2016 à 59,1%, provoquant sa démission dans la foulée. Malgré une tentative de retour lors des élections générales de 2018, ces dernières verront le succès de deux forces qualifiées alors de populistes : le Mouvement 5 Etoiles et la Ligue menée par Matteo Salvini. Ces résultats peuvent être vus comme le résultat des politiques menés depuis Mario Monti, mais également par le Parti Démocrate.
Une traversée du désert de courte durée
Le PD parviendra toutefois à revenir rapidement au pouvoir grâce au M5S. Alors que l’alliance entre la Ligue et ce dernier a été rompue lorsque Matteo Salvini démissionna avec fracas en 2019, Giuseppe Conte, Président du Conseil italien (M5S) tendit la main au parti auquel sa formation s’était pourtant fermement opposée des années durant. Le M5S entama alors lui aussi une mue européiste et libérale accueillie favorablement par la France et la Commission européenne. Un tournant qui sera confirmée par la prise du mouvement fondé par Beppe Grillo par Giuseppe Conte à la suite d’une refondation qui a tournée en crise interne ayant frôlé la scission.
La démission de ce dernier, alors Président du Conseil, au profit de Mario Draghi, ancien président de la BCE et ancien de Goldman Sachs, confortera la place du PD au sein d’une équipe gouvernementale qui se veut d’union nationale, recueillant la confiance de tous les partis, y compris de la Ligue. Fratelli d’Italia se distinguera en revanche en restant en retrait.
Devant compter avec le jeune parti de Matteo Renzi nommé Italia Viva — qui compte 46 parlementaires — le centre-gauche italien en tant que force libérale et europhile s’est enrichi également du Mouvement 5 Etoiles. Mario Draghi peut gouverner grâce à un appui sans faille des deux chambres, que les turbulences de Matteo Salvini ne parviendraient pas à bouleverser, ce qui peut expliquer pourquoi il ne met jamais ses menaces de retrait à exécution.
Les élections municipales de 2021 ont également ravivé le PD qui a pu reconquérir plusieurs bastions, comme la ville de Rome ou de Turin qui avaient été conquises par le M5S, ce dernier ne parvenant pas à s’ancrer dans les grandes villes de centre-gauche.
Ayant désormais à sa tête Enrico Letta, ce dernier s’est également positionné en faveur de la politique sanitaire menée par Mario Draghi, y compris sur des sujets épineux comme la vaccination obligatoire ou le pass sanitaire. Les prochaines élections générales auront lieu en 2023 en Italie, et le Parti Démocrate se positionne dans les trois premières places dans les intentions de vote, avec la Ligue et Fratelli d'Italia. Les derniers sondages recensés le 5 novembre par Panorama le placent entre 20,7% (Ipsos) et 19,4% (Euromedia Research) selon les différents instituts. Ces élections succéderont par ailleurs à celle de la président de la République, qui verra le départ de Sergio Mattarella.