Présidentielle au Pérou : l'instituteur Pedro Castillo, candidat des pauvres, peut-il l'emporter ?
Le second tour de la présidentielle se tient ce 6 juin au Pérou avec deux candidats aux profils et aux projets opposés. Pedro Castillo, professeur des écoles parviendra-t-il à battre la droite libérale représentée par Keiko Fujimori ?
Dans la terre andine des Incas, riche en ressources minières et d'un patrimoine archéologique inestimable, c'est jour d'élection ce 6 juin avec deux candidats aux profils et projets politiques antagoniques pour le second tour de la présidentielle.
Un instituteur face au fujimorisme
D'un côté Pedro Castillo et son crayon de professeur, devenu un efficace outil de communication de la campagne du candidat de gauche. «Le crayon de Castillo est l'un des meilleurs coups de com politique que j'ai vus dans ma vie», a ainsi commenté David Adler, coordinateur général de Progressive international, une organisation de gauche, en mission d'observation au Pérou. Sur Twitter, ses sympathisants se sont appropriés le symbole, publiant un crayon jaune pour lui exprimer son soutien.
Not gonna lie: Castillo's ✏️ is one of the greatest political comms stunts I have seen in my life pic.twitter.com/VJOukCPdDB
— David Adler (@davidrkadler) June 4, 2021
Arrivé en tête au premier tour à la surprise générale, ce maître d'école rurale, syndicaliste d'origine paysanne, affronte la candidate de droite libérale Keiko Fujimori, fille de l’ancien président Alberto Fujimori (1990-2000), destitué en 2000 pour «incapacité morale». Extradé depuis le Japon où il avait fui, il a été condamné en 2009 à 25 ans de prison pour corruption et crime contre l'humanité pour des tueries perpétrées sous prétexte d'opérations de contre-guérilla.
Sur les traces de son père en matière de corruption, Keiko Fujimori, 46 ans, députée de 2006 à 2011, a déjà passé 16 mois en détention provisoire pour blanchiment d'argent présumé dans l'affaire Odebrecht, du nom du géant brésilien du bâtiment qui a reconnu avoir versé des pots-de-vin dans plusieurs pays latino-américains. Le parquet a récemment requis 30 années de prison contre Keiko Fujimori dans cette affaire. Une peine qu'elle ne purgera pas si elle est élue présidente puisqu'elle ne pourra être jugée qu'à l'issue de son mandat de cinq ans. L'enjeu est donc de taille pour la fille du patriarche emprisonné.
Celui ou celle qui remportera le plus d'«antivotes» l'emportera
En ce qui concerne les programmes, ce sont deux projets politiques opposés qui s'affrontent lors de ce scrutin déterminant pour le Pérou. Du côté de Pedro Castillo et du parti Peru Libre qui présente sa candidature, il est prévu l'élection d'une Assemblée constituante et un programme notamment axé sur la souveraineté économique, incluant des nationalisations dans des secteurs stratégiques.
Tandis que Keiko Fujimori (du parti Force populaire) défend l'actuelle loi fondamentale qui garantit le libéralisme économique, promulguée en 1993 par son père à qui elle compte accorder une grâce présidentielle si elle est élue.
Alors que le candidat de la gauche avait 20 points d'avance à la sortie du premier tour, l'écart s'est considérablement resserré à une semaine du scrutin avec 42% des intentions de vote pour Pedro Castillo, contre 40% pour Keiko Fujimori, selon une enquête de l'Institut Ipsos réalisée fin mai.
Dans un pays où le vote est obligatoire sous peine d'amende, une grande partie de la population se rend aux urnes à contrecœur, estimant le choix insatisfaisant. Selon le journaliste indépendant Romain Migus présent sur place, «celui ou celle qui gagnera sera élu par l'antivote».
Ce spécialiste de l'Amérique latine explique que le vote contre Keiko Fujimori, «très fort au début de la campagne du second tour,» s'est peu à peu atténué par la campagne anti-communiste menée par la candidate libérale. Keiko Fujimori et ses partisans n'ont effet pas cessé d'agiter le chiffon rouge, affirmant qu'il allait transformer le Pérou en une sorte de Corée du Nord ou de Venezuela, et mener le pays à la ruine et à la dictature.
De plus, explique Romain Migus, il y a eu «une campagne des fujimoristes associant Pedro Castillo au terrorisme de Sentier lumineux», une guérilla d'extrême gauche au cœur d'une guerre civile qui a fait des dizaines de milliers de morts dans les années 1990. Dans les villes, «cette campagne de diabolisation a fonctionné», note le journaliste, poussant ainsi Pedro Castillo à déclarer n'être «ni communiste, ni chaviste, ni terroriste», et créant par la même des dissensions avec le parti qui présente sa candidature.
Peru Libre, un parti marxiste léniniste avec un programme anti impérialiste, s'inscrit dans «la tradition de la gauche révolutionnaire latino-américaine à la façon de Cuba et du Venezuela», explique Romain Migus. «Castillo est le candidat de ce parti mais il n'en est pas membre. Des tensions sont alors apparues entre le candidat et son parti qui ont été visibles publiquement et dont a profité le camp fujimoriste», analyse le journaliste.
Les plus défavorisés reconnaissent en lui un homme très humble qui vient du peuple et des milieux les plus défavorisés du pays
Tentant de stimuler le vote «anti-Keiko», l'instituteur de 51 ans a, lui, répété à l'envi qu'avec sa rivale ce sera «plus de pauvres dans un pays riche» et que perdurera la corruption. Mais sur ce terrain, selon Romain Migus, la fille Fujimori a réussi à rassurer, «puisque les sondages donnait en début de campagne un vote contre elle à plus de 70%, descendu à moins de 50% en fin de course».
Par ailleurs, selon Romain Migus, le vote en faveur de Pedro Castillo est un «vote d'identification sociale». «Les plus défavorisés reconnaissent en lui un homme très humble qui vient du peuple et des milieux les plus défavorisés du pays. Les pauvres des campagnes et des villes s'identifient à lui et votent pour lui par identification sociale, et non pour son programme», estime le journaliste. Keiko Fujimori est en revanche «la candidate des élites issues d'un système mafieux qui les a enrichies de manière illégale», poursuit-il.
Si les deux candidats ont des programmes politiques opposés, ils s'accordent cependant sur certaines questions sociétales. Dans ce pays très catholique et conservateur, tous deux sont contre l'avortement, défendent la famille traditionnelle et n'accordent pas d'importance aux droits de la communauté LGBT.
Un président attendu pour mettre fin à l'instabilité
Après le soulèvement populaire de novembre 2020 pour protester contre les agissements du Parlement et la succession de trois présidents en 10 jours, cette présidentielle était attendue pour mettre fin à une instabilité politique chronique dans le pays qui a aussi connu six ministres des Affaires étrangères en un an.
Corruption des élites, pouvoirs du Parlement : le fauteuil de président du Pérou s'apparente à un siège éjectable depuis de nombreuses année. Un siège qui peut conduire en prison ou même à la mort. Sur les dix présidents qu'a connus le pays depuis la fin du régime militaire en 1980, sept ont été condamnés ou sont le coup d'une enquête pour des scandales de corruption. Soupçonné de pots-de-vin et blanchiment d'argent, Alan Garcia, président à deux reprises (1985-1990 et 2006-2011) s'est suicidé le 17 avril 2019 juste avant son arrestation.
Le Pérou, 33 millions d'habitants et un des principaux producteurs mondiaux d'or, d'argent, de cuivre, de zinc, d'étain et de plomb, reste pourtant marqué par la pauvreté, le poids de l'économie informelle et les disparités sociales, ethniques et géographiques. C'est avec la Colombie et la Bolivie l'un des principaux producteurs mondiaux de feuille de coca et de cocaïne, selon l'ONU. En 2020, son PIB, plombé par la pandémie de coronavirus, a chuté de 11,12% selon l'Institut national péruvien des statistiques (INEI). L'épidémie de coronavirus y a déjà fait plus de 184 000 morts, faisant du pays andin le 5e le plus endeuillé au monde et le premier par rapport à son nombre d'habitants (33 millions). Deux millions de Péruviens ont perdu leur emploi pendant la pandémie et trois millions ont basculé dans la pauvreté. Un tiers des habitants sont classés comme pauvres, selon les chiffres officiels.
Alors Keiko ou Pedro ? Quel que soit le résultat, le futur président n'aura pas les coudées franches pour gouverner. Lors des législatives organisées début avril en même temps que le 1er tour, aucune majorité ne s'est détachée. Le parti Peru Libre de Pedro Castillo est arrivé légèrement en tête devant Fuerza Popular de Keiko Fujimori.
Meriem Laribi