En Amérique latine, l'épouvantail vénézuélien pour dissuader de voter à gauche fait recette
Pour fragiliser le vote à gauche, la droite latino-américaine, bien aidée par certains médias, brandit l'exemple du Venezuela comme «l'échec du socialisme». Un repoussoir qui met la gauche dans l'embarras lors des campagnes électorales. Décryptage.
«Nous ou le Venezuela» : c'est en résumé l'antienne de la droite latino-américaine, tous pays confondus, martelée à souhait pour décrédibiliser la gauche. Dans un continent où le clivage gauche sociale/droite libérale est plus saillant qu'ailleurs, les campagnes électorales sont féroces et les fausses informations se répandent comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux. Les grands médias, qui comme en Occident sont souvent possédés par les élites, jouent un rôle prépondérant d'orientation politique, généralement à droite.
En Amérique latine, l'épouvantail vénézuélien pour dissuader de voter à gauche fait recette@Meriem_Laribi
— RT France (@RTenfrancais) June 3, 2021
Lire l'article :
📰 https://t.co/2UCVyYVDSopic.twitter.com/eqNMvAl5w1
Haro sur le «castro-chavisme»
La crise économique et politique au Venezuela qui a fait fuir des millions de personnes (5,5 millions selon l'ONU sur une population de 30 millions d'habitants) vers le reste du continent, a permis à la droite d'ériger le pays en épouvantail efficace pour attester de ce qu'elle décrit comme «l'échec du socialisme».
Pour Christophe Ventura, chercheur à l'Iris, depuis l'époque de Hugo Chavez (1999-2013), «le Venezuela a remplacé Cuba» dans cette démarche de stigmatisation de la gauche latino-américaine. L'expression de «castro-chavisme» utilisée par la droite libérale en est l'illustration. «Cela s'inscrit dans la stratégie qui consiste à dire : si vous votez à gauche vous aurez le Venezuela, vous aurez le chaos et l'isolement sur la scène internationale. Cette stratégie est le ciment de l'anticommunisme et sert à mobiliser les élites», poursuit ce spécialiste de l'Amérique latine.
Illustration de ce phénomène en Equateur où, lors de l'élection présidentielle de 2021, le candidat de gauche Andrés Arauz, jeune économiste technocrate choisi par le camp de l'ex-président Rafael Correa (2007-2017), a été assimilé au Venezuela de Maduro. Durant la campagne, des photos de mendiants présentés comme vénézuéliens et arborant des pancartes portant les inscriptions «Votez bien !», «Ne commettez pas les mêmes erreurs que nous», ont fleuri sur les réseaux sociaux. Les corréistes ont accusé la droite d'avoir payé ces pauvres gens pour mener une «campagne sale». Une campagne de dénigrement qui a participé à aboutir à la défaite d'Andrés Arauz le 11 avril, au profit du libéral-conservateur Guillermo Lasso.
Au Mexique aussi, la campagne pour les législatives du 6 juin prochain a vu proliférer sur les réseaux sociaux de fausses informations, notamment sur la thématique du Venezuela. Une rumeur largement diffusée a fait valoir que les Mexicains voteraient en utilisant un dispositif lié à la société de comptage SmartMatic, fondée par des citoyens vénézuéliens et objet d'accusations de fraude électorale. Or, comme l'a vérifié l'AFP, cette entreprise n'a aucun contrat au Mexique.
Au Pérou également, alors que les sondages donnent le candidat de gauche Pedro Castillo vainqueur au second tour de la présidentielle qui se tient le 6 juin, sa rivale, libérale de droite radicale, Keiko Fujimori, répète à l'envi qu'une arrivée au pouvoir de Castillo équivaudrait à la mise en place du communisme. Et le communisme «est ce qui se passe en ce moment au Venezuela», avance-t-elle, tandis que les Péruviens ont vu débarquer dans leur pays ces dernières années près de 900 000 Vénézuéliens fuyant la pauvreté et la crise.
Un caillou dans la chaussure
Face à ce déferlement d'attaques, de rapprochements et de raccourcis rhétoriques, la gauche latino-américaine est mal à l'aise. «La question vénézuélienne est un sujet de débat et de divergences au sein des gauches latinos», assure Christophe Ventura.
Partagée entre la réalité indéniable du chaos vénézuélien et la nécessité pour elle de défendre la souveraineté de ce pays face à ce qu'elle considère comme des ingérences étasuniennes, la gauche ne peut se désolidariser du Venezuela sans perdre son ADN anti-impérialiste. Dans ces eaux troubles, elle doit alors trouver les bons dosages pour naviguer lors des campagnes électorales. Quand il s'agit de gagner des élections, il lui faut émettre des projets politiques en adéquation avec les attentes des populations soucieuses d'améliorer leurs conditions économiques et sociales précaires, aggravées par la pandémie de Covid-19.
Le Venezuela devient alors un caillou dans la chaussure de la gauche dans des pays où la résistance à l'Oncle Sam au prix de la situation vénézuélienne est vue comme une perspective pour le moins repoussante. «Je n'ai pas l'impression que tenir tête aux Etats-Unis soit actuellement une préoccupation majeure des peuples latino-américains», ajoute Christophe Ventura.
L'injonction comminatoire des médias sur le Venezuela
Et le rôle joué par les grands médias dans l'imposition des thématiques de campagne ne fait pas davantage les affaires de la gauche. «La presse dominante en Amérique latine fait souvent les campagnes de la droite car elles est possédée par les élites. Elle impose la question vénézuélienne comme pré-requis à la respectabilité politique et encore plus à la gauche à qui elle pose une injonction sur ce sujet», observe ce spécialiste. Durant les campagnes, les gauches latino-américaines tentent alors de se démarquer du Venezuela, répondant ainsi, selon Christophe Ventura, à «une injonction médiatique permanente».
Si le péruvien Pedro Castillo, acculé par son adversaire et par le contexte d'un attentat attribué à la guérilla d'extrême gauche, a récemment déclaré sans ambiguïté : «Nous ne sommes ni communistes, ni chavistes, ni terroristes.», le reste de la gauche continentale est plus embarrassée. Dans les médias, elle souffle le chaud et le froid, rejetant à la fois l'opposant vénézuélien Juan Guaido, qualifié de «marionnette de Washington», et assurant dans le même temps qu'elle ne reproduira pas le scénario vénézuélien.
Au Venezuela, une situation économique impossible à ériger en exemple
Le battage médiatique et la réalité vénézuélienne avec son flot de migrants sur le continent fait qu'aujourd'hui, lorsque l'on évoque le Venezuela en Amérique latine, on pense plus souvent à la faim de la population poussée à l'exil ces dernières années qu'aux discours enflammés de Hugo Chavez fustigeant les Yankees dans les années 2000.
A gauche, où l’on avait appris à voir le Venezuela comme un phare dans la nuit néolibérale, l’incompréhension le dispute à l’incrédulité
La gauche serait donc bien en peine de présenter le Venezuela comme un succès. Déjà, fin 2016, Renaud Lambert, rédacteur en chef adjoint du Monde diplomatique, écrivait : «Inflation, misère et corruption : les forces telluriques que décrivait Chavez lors de sa prise de fonctions sont à nouveau à l’œuvre ; le volcan s’est réveillé. Pour la droite, les choses sont simples : le socialisme échoue toujours. A gauche, où l’on avait appris à voir le Venezuela comme un phare dans la nuit néolibérale, l’incompréhension le dispute à l’incrédulité.»
Les raisons qui expliquent le chaos actuel sont nombreuses et doivent être mises en perspective et vues comme un ensemble de facteurs aggravants : intrigues, tentatives de coup d’Etat, lock-out, boycott des élections, refus de l'opposition de jouer le jeu démocratique, avec l'appui des Etats-Unis et du patronat local... Il faut également mentionner les multiples pénuries organisée par celui-ci, qui ont conduit à une crise institutionnelle et économique obligeant le gouvernement vénézuélien à tout miser sur la manne pétrolière. L'opposition s'est ensuite évertuée, avec le soutien de Washington, à saboter cette industrie vitale pour le pays.
Par ailleurs, les sanctions américaines instaurées sous Obama en 2014 sont devenues brutales sous Donald Trump, avec un impact considérables sur tous les secteurs et ont «exacerbé les calamités», comme l'a estimé en février 2021 Alena Douhan, rapporteur spécial de l'ONU sur les effets négatifs des mesures coercitives unilatérales sur l'exercice des droits de l'Homme. Elle rappelle à cet égard l'illégalité de ces sanctions selon le droit international, en résumant : «Les mesures unilatérales ne sont légales que si elles sont autorisées par le Conseil de sécurité de l'ONU, ou sont utilisées comme contre-mesures, ou ne violent aucune obligation des Etats, et ne violent pas les droits humains fondamentaux.». Or, de son point de vue, les sanctions occidentales «affectent considérablement» le peuple vénézuélien.
Du côté du gouvernement, la mauvaise gestion et la corruption endémique n'arrangent rien, malgré les bonnes volontés exprimées dans les discours politiques des chavistes. «Selon les calculs du trimestriel Macromet, la fuite des capitaux [...] aurait atteint 170 milliards de dollars entre 2004 et 2012, soit pratiquement 160% du PIB de l’année 2004. Un chiffre étourdissant», écrivait déjà Renaud Lambert en 2016.
Aujourd'hui, le gouvernement vénézuélien peine à garantir jusqu'à l'accès à l'alimentation de base pour une grande partie de la population. Le 1er mai 2021, le gouvernement a annoncé une augmentation du salaire minimum de près de 300%, mais cette hausse ne permet même pas d'acheter un kilo de viande en raison de l'hyperinflation qui a atteint près de 3 000% en 2020, selon la Banque centrale vénézuélienne (BCV), après un pic de 9 585% en 2019. Le Venezuela en est réduit à signer un accord avec le Programme alimentaire mondial (PAM) prévoyant un budget de 190 millions de dollars par an et la distribution quotidienne à terme de repas à 1,5 million d'enfants dans les écoles.
Et la crise du Covid-19 n'a rien arrangé. Le gouvernement, qui pointe du doigt l'impact des sanctions sur l'approvisionnement en vaccins, négocie actuellement à tout-va pour débloquer les fonds gelés à l'étranger et payer les doses.
Les sanctions empêchent les exportations et les importations
Le marasme économique a en outre débouché sur une pénurie de diesel que le Venezuela importe. Un paradoxe dans un pays qui a produit jusqu'à 3,3 millions de barils par jour. Aujourd’hui, la production tourne autour de 500 000 barils/jour. La mauvaise gestion (manque de maintenance des installations) et les sanctions américaines successives contre la compagnie pétrolière nationale PDVSA depuis 2017 (voir graphique ci-dessous) ont ralenti ou paralysé les raffineries et compliqué les importations.
Nous devons utiliser des tactiques irrégulières, faire une guérilla sur la mer pour acheminer notre pétrole aux acheteurs de bon droit
Jusqu'en novembre 2020, le diesel bénéficiait d'une exception humanitaire qui l'exemptait des sanctions, mais cette exception a été supprimée par les Etats-Unis, provoquant «une crise humanitaire d'une ampleur sans précédent», selon Alena Douhan. La pénurie paralyse l'agriculture, «viole la liberté de mouvement, empêche l'accès aux hôpitaux, aux écoles et à d'autres services publics, exacerbe les problèmes de livraison et de distribution de nourriture et de fournitures médicales, en particulier dans les zones reculées du pays, affectant, entre autres, la population autochtone, et entraîne des retards dans les services publics, y compris la justice pénale et civile», détaille la rapporteur de l'ONU.
Avec les sanctions, de nombreux actifs vénézuéliens à l'étranger sont également gelés et le pays qui exportait la plus grande partie de son pétrole vers les Etats-Unis doit désormais trouver d'autres clients. Problème : Washington imposant l'extraterritorialité de ses lois, certains doivent rester occultes pour ne pas être sanctionnés. «Le manque à gagner peut représenter 200 milliards et encore je suis loin du compte. Les Américains poursuivent nos bateaux. Nous devons utiliser des tactiques irrégulières, faire une guérilla sur la mer pour acheminer notre pétrole aux acheteurs de bon droit», expliquait récemment le ministre vénézuélien des Affaires étrangères Jorge Arreaza à l'AFP.
Le Venezuela remportera-t-il le «marathon» ?
Mais dans cet entretien publié le 8 avril, le ministre vénézuélien, se voulant optimiste, assurait que son pays allait remporter son «marathon» contre les sanctions américaines destinées à évincer du pouvoir le président Nicolas Maduro. S'il espère une normalisation des relations avec les Etats-Unis et l'Europe, le diplomate promet que son pays «apprend à vivre, dépasser, déjouer, contourner les sanctions», même si «elles font beaucoup de dégâts».
Vous allez être privés d'essence, d'électricité, de nourriture jusqu'à ce que peuple ne le supporte plus et vous chasse
A l'occasion de cet entretien, Jorge Arreaza a rapporté une conversation qu'il avait eue avec Eliott Abrams, l'émissaire américain pour le Venezuela, qui lui disait qu'après avoir échoué à faire partir rapidement Nicolas Maduro du pouvoir, les Etats-Unis allaient mettre une «pression maximum» sur le long terme : «Il m'a dit : "Vous allez être privés d'essence, d'électricité, de nourriture jusqu'à ce que peuple ne le supporte plus et vous chasse." Je lui ai répondu: "Vous pensiez que c'était un sprint sur 100 mètres, cela ne l'a pas été. Maintenant, vous parlez de marathon. On verra qui sont les meilleurs ! Les Vénézuéliens sont les meilleurs marathoniens de l'indépendance et le président Maduro va s'échapper du peloton !"».
Sur le plan diplomatique, Jorge Arreaza considère que l'administration Biden maintien la «position irrationnelle» de Trump. «Il n'y a pas eu de contact ou de réponse positive à la main tendue du président [Maduro] mais nous notons moins d'agressivité», reconnaît toutefois le ministre. En atteste le récent retournement de l'opposant Juan Guaido qui se dit désormais prêt à un dialogue avec le gouvernement après deux années de défiance absolue (mais vaine), avec le soutien actif de l'administration Trump.
Si le chavisme remporte le marathon, l'épouvantail du continent pourrait-il redevenir le champion de la gauche latino-américaine ? La perspective paraît incertaine à court terme. D'un autre côté, force est de constater que le contexte du Venezuela est singulier et ne peut être calqué sur n'importe quel autre pays. En effet, cette nation est littéralement assise sur les plus importantes réserves prouvées de pétrole du monde, attirant de ce fait la prédation traditionnelle de Washington. N'est donc pas le Venezuela qui veut et de ce point de vue, l'Equateur ou le Pérou sont des cibles de moindre importance. Un élément non négligeable qui est pourtant passé sous silence par ceux qui veulent effrayer leur population, arguant de «l'échec du socialisme»...
Meriem Laribi