La France et l'Allemagne ont exigé des clarifications après la diffusion d'une enquête par la télévision publique danoise DR le 30 mai qui fait état d'un nouvel épisode d'espionnage mené par la National security agency (NSA) sur des dirigeants européens, parmi lesquels – à nouveau – Angela Merkel. Depuis les révélations tonitruantes d'Edward Snowden en 2013, et même bien avant, les affaires d'espionnage opéré par les Etats-Unis sur leurs alliés se suivent, et le concert d'indignation se poursuit. Mais si Bruxelles n'hésite pas, en général, à recourir à l'arme politique des sanctions, les protestations répétées des Européens envers la superpuissance étasunienne ne se muent, elles, pas en représailles. Aussi les pratiques américaines demeurent-elles apparemment inchangées.
Echelon, les grandes oreilles des Etats-Unis
En 1988, le gigantesque réseau de surveillance planétaire mis en place par les Etats-Unis était révélé au grand public par le journaliste britannique indépendant Duncan Campbell. Appelé Echelon, ce réseau est constitué de stations qui captent depuis les années 70 les signaux retransmis vers la Terre par une centaine de satellites d’observation qui «écoutent» les ondes (radio, téléphones cellulaires, e-mails...) comme le rapportait entre autres Le Monde diplomatique.
Les stations sont implantées dans les pays membres de l'accord UKUSA (United Kingdom - United States Communications Intelligence Agreement), un pacte de partage des données en matière de renseignement établi entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis auxquels se sont joints le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, qui forment l'alliance des Five Eyes («cinq yeux»).
La NSA s'appuie ensuite sur des ordinateurs très puissants pour traiter les données ainsi récoltées afin de faire «émerger» les informations susceptibles d'être intéressantes pour le renseignement américain. S'agissant d'internet, des capteurs seraient même déposés sur les câbles sous-marins afin d'accéder aux données qui transitent entre les pays. Duncan Campbell résumait ainsi : «Tous les réseaux de communication sont écoutés.»
Un espionnage généralisé entre alliés occidentaux
Les révélations d'Eward Snowden donnaient raison à Duncan Campbell. En 2013, l'ancien analyste de la CIA et de la NSA Edward Snowden révélait l'existence de plusieurs programmes de surveillance de masse américains (PRISM, XKeyscore, Boundless Informant et Bullrun) et britanniques (Tempora, Muscular et Optic Nerve).
La chancelière allemande Angela Merkel apprenait ainsi dans une enquête publiée par l'hebdomadaire Der Spiegel et relayée par Le Monde que son téléphone portable avait été espionné par les services secrets américains. «Entre des amis proches et des pays partenaires comme le sont la République fédérale d'Allemagne et les Etats-Unis depuis des décennies, une telle surveillance d'un chef de gouvernement ne peut exister. Ce serait un coup sérieux porté à la confiance mutuelle entre les deux pays», avait expliqué le gouvernement allemand dans un communiqué. Mais cette révélation, aussi majeure soit-elle, n'est que le sommet de l'iceberg.
En 2015, d'après les révélations de WikiLeaks, la presse rapportait que plusieurs chanceliers allemands avaient été mis sur écoute. Gerhard Schröder et Helmut Kohl avaient notamment été écoutés, ainsi que 125 téléphones de hauts responsables allemands tels que des fonctionnaires en charge de la diplomatie, de l’économie, des finances ou du renseignement allemand. La mise sur écoute d'Angela Merkel avait par exemple permis aux autorités américaines de connaître ses positions sur la façon de répondre à la crise financière internationale de 2007, ou sur son opinion concernant les engagements de Barack Obama face à l’Iran.
Les responsables français ne sont pas épargnés par l'activité des «grandes oreilles» de Washington : comme le rapportait en 2015 Libération en collaboration avec WikiLeaks, les Etats-Unis avaient également mis successivement sur écoute pendant près d'une décennie les trois prédécesseurs d'Emmanuel Macron : Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande. En plus de ces chefs d'Etat, d'autres responsables politiques, des ministres, des conseillers présidentiels, des diplomates, des porte-paroles ou encore des directeurs d'administration avaient fait l'objet d'écoutes téléphoniques dirigées au sein même de l'Élysée.
En mars de la même année, un autre volet du scandale impliquait cette fois des activités de l'Allemagne à l'encontre de son allié français. Le député écologiste autrichien Peter Pilz avait révélé que l'Allemagne aurait espionné 51 lignes téléphoniques françaises en collaboration avec la NSA. Quelques mois plus tard, c'est l'industriel Airbus qui portait plainte pour espionnage industriel après des révélations dans la presse allemande sur les dispositifs d’espionnage déployés par les Etats-Unis et l’Allemagne à l’encontre du champion aéronautique. Les médias allemands ont également rapporté que le Service fédéral de renseignement (BND) aurait utilisé sa station d’observation en Bavière non seulement pour espionner les compagnies industrielles mais aussi le président français, le ministère français des Affaires étrangères et la Commission européenne.
Des paroles aux actes ?
Ces pratiques pour le moins surprenantes entre pays alliés de longue date – y compris militairement, au sein de l'OTAN – ne laissent pas les dirigeants européens indifférents.
Lorsqu'elle avait appris que son téléphone portable était sur écoute, Angela Merkel avait contacté le président américain de l'époque, Barack Obama, pour lui faire part de son mécontentement. Détaillant l'entretien téléphonique entre les deux chefs d'Etats, un communiqué du porte-parole d'Angela Merkel précisait que la chancelière avait «clairement affirmé que si de telles pratiques étaient confirmées, elle les désapprouverait catégoriquement et les considérerait comme totalement inacceptables». Dans la foulée, l'ambassadeur des Etats-Unis à Berlin, John B. Emerson, était convoqué au ministère des Affaires étrangères allemand.
En décembre 2014, après des mois d’investigations, le procureur général d’Allemagne Harald Range avait déclaré que l’enquête avait échoué à trouver des preuves des écoutes et que le document publié dans les médias ne provenait «pas de la base de données de la NSA». Angela Merkel avait de son côté tenté – en vain – de mettre un terme à l’indignation publique en signant un accord de non-espionnage avec Washington.
En 2015, c'était au tour du président français François Hollande de s'entretenir avec Barack Obama pour lui faire part de son indignation après les révélations sur les écoutes des chefs d'Etat français, comme le rapporte Mediapart. L'entourage de François Hollande expliquait qu'en amont d'une rencontre avec Barack Obama le 11 février 2014 à Washington, puis, lors de cette entrevue, l’engagement avait été pris de ne «plus pratiquer d’écoutes indifférenciées des services de l’Etat d’un pays allié».
En 2015 toujours, Le Figaro rapportait que le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius avait reconnu publiquement l'existence d'une station d'écoute nichée sur les toits de l'ambassade des Etats-Unis située place de la Concorde à Paris, tout proche de l'Elysée, des ministères de l'Intérieur, de la Justice, des Affaires étrangères et de la Défense, de l'Assemblée nationale et de plusieurs autres ambassades. D'après Le Monde, citant un membre du cabinet de Laurent Fabius, le ministre avait fait pression pour que les Etats-Unis démantèlent ce centre d'interception de la NSA.
Quant à l'espionnage allemand, les autorités françaises avaient été accusées de ne pas avoir réagi à ce scandale. En fait, la France avait réagi en «pardonnant» ce coup bas : le Quai d’Orsay, soucieux de garder de bonnes relations avec Berlin, avait déclaré que les révélations sur ses activités d'espionnage en collaboration avec la NSA appartenaient désormais au passé. Quelques hommes politiques français tels que Jean-Luc Mélenchon ou Nicolas Dupont-Aignan avaient manifesté leur indignation, sans conséquences.
Le dossier n'a cependant pas été clos en 2015 et, aujourd'hui encore, certains dirigeants européens haussent le ton : le 31 mai, réagissant à ces nouvelles accusations d'écoutes sorties dans la presse danoise, la France, l'Allemagne et d'autres pays européens ont sommé les Etats-Unis et le Danemark de s'expliquer sur les allégations d'espionnage de certains responsables. «Si l'information est juste [...] ce n'est pas acceptable entre alliés [...] encore moins entre alliés et partenaires européens», a réagi Emmanuel Macron à l'issue d'un Conseil des ministres franco-allemand à Paris, précisant qu'il attendait «une clarté complète». Nous avons demandé à ce que nos partenaires danois et américains apportent toutes les informations sur ces révélations et sur ces faits passés et nous sommes en attente de ces réponses», a affirmé le président français.
Mais ces récriminations porteront-elles, cette fois, à conséquence ? Compte tenu des précédents, rien n'est moins sûr.
Et pour cause, interrogé par France Info sur les nouvelles révélations danoises, Antoine Lefébure, spécialiste de l’usage des nouvelles technologies et auteur de L’Affaire Snowden, comment les États-Unis espionnent le monde, a indiqué que pour la NSA, l'Europe était un «open bar». Et le spécialiste de souligner que le contrat des Five eyes, qui interdit aux cinq pays anglo-saxons de s'espionner réciproquement, ne comprenait «ni la France ni l'Allemagne».
Autre élément qui plaide pour un nouvel épisode d'indignation sans lendemain : la dépendance de Paris à la technologie américaine dans le secteur du renseignement. En effet, Antoine Lefébure estime que la France ne peut «rien faire» contre ces méthodes étant donné qu'elle est «très intégrée au système de surveillance américain, avec des logiciels qui dépendent des États-Unis».
Dès le lendemain de la révélation de la télévision danoise, la réaction du secrétaire d'Etat français aux Affaires européennes Clément Beaune, laissait déjà présager de la réaction pour le moins mesurée de Paris, pourtant prompt à dénoncer les tentatives présumées d'ingérence dans d'autres cas. Mettant en garde contre de possibles «conséquences en termes de coopération» avec les Etats-Unis et évoquant des faits potentiellement «extrêmement graves», Clément Beaune a, en même temps, noté : «On n'est pas dans un monde de Bisounours, donc ce genre de comportement, malheureusement, peut arriver, on va le vérifier.»
De quoi faire trembler Washington ?