Affaire UBS : Stéphanie Gibaud, une lanceuse d'alerte oubliée par l'Etat
A l'occasion de l'ouverture du procès en appel d'UBS, poursuivi par la France pour fraude fiscale, retour sur l'itinéraire de la lanceuse d'alerte qui a résisté au géant bancaire. Un long combat, entre conviction et déceptions.
Le procès en appel du géant bancaire suisse UBS, numéro 1 mondial de la gestion de fortune, condamné en première instance à une amende record de 3,7 milliards pour «démarchage bancaire illégal» et «blanchiment aggravé de fraude fiscale» en 2019, se tiendra du 8 au 24 mars à Paris. Des délits d'une «exceptionnelle gravité» qui «trouvent leur source dans une organisation structurée, systémique et ancienne», avait jugé le tribunal correctionnel de Paris.
L'Etat français m'a transformée en agent de renseignement à l'intérieur d'une banque étrangère. Ils m'ont mise en risque et pour cela, ils auraient dû me protéger
A l'origine des poursuites de la justice française contre le colosse financier, il y a des lanceurs d'alerte. Parmi eux, une femme a joué un rôle déterminant. Stéphanie Gibaud était depuis plus de huit ans employée de la filiale française d'UBS quand, en 2008, alors qu'elle est responsable événementiel et marketing et s'occupe d'organiser de belles réceptions pour les clients fortunés de la banque suisse, sa vie va basculer.
Pour RT France, elle raconte : un jour de 2008, sa nouvelle supérieure hiérarchique entre en trombe dans son bureau, lui demande de supprimer ses fichiers confidentiels ainsi que toutes ses archives et lui apprend que le bureau du directeur général est au même moment perquisitionné. Stéphanie Gibaud ne le sait pas encore mais à cette minute précise, une toute nouvelle vie va commencer pour elle. Une vie bien moins tranquille que la précédente, faite de combats et de sacrifices.
Sentant que quelque chose «ne tourne pas rond», Stéphanie Gibaud refuse d'obtempérer et ne supprime rien de ce qu'on lui demande. Elle pense au départ que le problème concerne son travail et qu'on lui cherche des ennuis, mais à force de questionner autour d'elle, Stéphanie Gibaud commence à comprendre que le problème la dépasse... et largement.
Plainte contre son employeur
De fil en aiguille, elle finit par se rapprocher de l'inspection du travail, qui lui demande de déposer plainte contre UBS pour démarchage illégal des banquiers suisses sur le territoire français, évasion fiscale et blanchiment de capitaux. La banque démarchait à grande échelle et en toute illégalité ses clients français pour qu'ils ouvrent des comptes en Suisse et, ainsi, échappent au fisc. Ces démarchages illégaux se faisaient souvent lors des événements mondains organisés par Stéphanie Gibaud.
Après avoir porté plainte à la demande de l'inspection du travail, Stéphanie Gibaud continue de travailler pour UBS. En 2009, la banque lance un plan social et veut se séparer de 100 collaborateurs. Stéphanie Gibaud est sur la liste, mais compte tenu du fait qu'elle est représentante du personnel et de la plainte en cours contre UBS, l'inspection du travail, qui doit valider ce plan, décide de refuser son licenciement.
Une décision qui interpelle la lanceuse d'alerte : «L'inspection me laisse enfermée dans une banque qui fraude et dont j'ai dénoncé la fraude.» Résultat, un an plus tard, de directrice marketing, Stéphanie Gibaud est rétrogradée au poste de responsable des hôtesses. L'inspection du travail intervient et somme UBS de la réintégrer à son poste en 2010. La banque, qui n'a pas le choix, s'exécute à contrecœur.
«Agent» des douanes françaises
En mai 2011, Stéphanie Gibaud organise un événement sur le tournoi de Roland Garros quand elle reçoit un appel anonyme. «Au bout du fil, une dame. Je comprends au bout de quelques minutes qu'elle travaille pour le ministère des Finances et plus particulièrement pour les douanes», se souvient la lanceuse d'alerte.
UBS, c'est la banque des hommes politiques partout dans le monde. Tout est lié, on est sur des systèmes pyramidaux, donc en haut de la pyramide, ce sont les mêmes qui décident de tout
«Elle me donne rendez-vous devant le magasin Louis Vuitton sur les Champs-Elysées. Je lui demande comment je pourrais la reconnaître, elle me répond : nous avons beaucoup de photos de vous, je serai capable de vous reconnaître», raconte Stéphanie Gibaud qui se souvient avoir été interloquée, n'étant pas encore médiatisée à ce moment-là. Mais la lanceuse d'alerte se rend malgré tout au rendez-vous : «Elle m'emmène au sous-sol de la Fnac, je commence à avoir peur mais là, un monsieur arrive et se présente comme son adjoint. Ils m'ont sorti des cartes et se sont présentés : il s'agissait d'une équipe des douanes qui enquête sur UBS.»
Ces douaniers lui expliquent qu'ils «savent que la fraude continue chez UBS» et lui annoncent qu'ils vont la suivre pendant 15 jours à Roland Garros avec «des équipes, des photographes et des agents» parce qu'ils sont certains qu'elle va «rencontrer des clients français qui ont des comptes en Suisse».
L'Etat français «aurait dû me protéger»
C'est ainsi que Stéphanie Gibaud, tout en restant salariée d'UBS, va travailler – gratuitement – pendant plus d'un an pour l'Etat français, afin d'aider les douaniers à enquêter sur la fraude massive du géant suisse de la finance. Elle va également «donner beaucoup d'informations à la Brigade de répression de la délinquance contre la personne» (BRDP). «L'Etat français m'a transformée en agent de renseignement à l'intérieur d'une banque étrangère. Ils m'ont mise en risque et pour cela, ils auraient dû me protéger», résume la lanceuse d'alerte. De fin mai 2011 à l'été 2012, Stéphanie Gibaud raconte s'être rendue un nombre incalculable de fois dans les locaux du Service national des douanes judiciaires (SNDJ) afin de «remettre les documents et les informations issus de [son] serveur d'UBS qu'on [lui] demandait».
J'ai perdu mon emploi, ma maison, la garde de mes enfants. Je suis depuis des années aux minima sociaux
En 2012, Stéphanie Gibaud est finalement licenciée d'UBS avec l'accord de l'inspection du travail, qui fait toutefois un signalement et dépose une plainte administrative auprès du procureur. La lanceuse d'alerte est au bout du rouleau. «Je ne tenais plus debout», se souvient-elle. Mais combative et fière de son engagement, elle compte «se reposer trois mois et chercher ensuite du travail». Exposée médiatiquement dans cette affaire, elle n'a jamais plus retrouvé d'emploi jusqu'à ce jour malgré «plus de 1000 CV envoyés», assure-t-elle. Depuis 2014, elle vit avec les minima sociaux et sa vie entière en a été très affectée, «détruite».
«J'ai perdu mon emploi, ma maison, la garde de mes enfants. Je suis depuis des années aux minima sociaux. Si j'avais choisi de détruire des documents de la banque, comme on me l'a ordonné en 2008, je n'aurais jamais collaboré avec la justice et j'aurais poursuivi ma carrière», déclarait-elle à la presse en 2018.
12 milliards d'euros récupérés pour Paris
Les informations fournies par Stéphanie Gibaud ont permis l’identification de plus de 38 000 comptes offshore et contribué à ramener dans les caisses de l'Etat français 12 milliards d'euros.
Face à elle sur le plateau de «Cash Investigation» en 2016, Michel Sapin, ministre des Finances, ne semble pas très à l'aise. Interpellé vigoureusement par la journaliste Elise Lucet sur la situation extrêmement précaire de la lanceuse d'alerte qui a aidé le pays, le ministre répond : «Je comprends totalement qu'on puisse trouver ça paradoxal et profondément injuste.» «Nous prévoyons un statut protecteur pour les lanceurs d'alerte», ajoute-t-il. Ce sera la loi Sapin 2.
Le ministre évoque également la possibilité de «prendre en charge des frais de contentieux qui peuvent être considérables, de même que dans des situations très difficiles comme la vôtre, il est prévu la possibilité d'apporter un certain nombre de secours sans que nous soyons dans le cas où il y ait une rémunération». Elise Lucet avait insisté sur son plateau : «Prenez-vous un engagement auprès de madame Gibaud ?» «Je ne peux pas prendre d'engagement», avait répondu le ministre.
Harcèlement moral
Pour ses services rendus à la France, Stéphanie Gibaud n'a reçu ni médaille, ni Légion d'honneur.
Le dossier UBS est explosif, il anticipe l'effondrement de notre appareil d'Etat
La seule compensation obtenue par l'ex-directrice marketing d'UBS est la somme de 30 000 euros suite à un procès qu'elle a intenté contre son ancien employeur pour harcèlement moral et 3 000 euros de l'Etat. Selon le jugement rendu en mars 2015, «le harcèlement moral allégué est établi». «Stéphanie Gibaud, refusant de se plier à la loi du silence, a subi un calvaire épouvantable. Le conseil reconnaît le harcèlement moral et c'est pour elle une satisfaction morale essentielle», avait réagi auprès de l'AFP son avocat William Bourdon.
Une satisfaction «pondérée par un montant de dommages et intérêts trop timide», avait-t-il ajouté, précisant que «les juridictions françaises commencent à peine à prendre la mesure des conséquences très lourdes des représailles subies par les lanceurs d'alerte».
Sa cliente réclamait 1,15 million d'euros pour réparer le harcèlement subi, demandant 1,7 millions d'euros au total. Le tribunal n'a toutefois pas reconnu la discrimination et le délit d'entraves. Dans un communiqué, UBS France avait pris acte de ce jugement. Si la banque persistait à considérer qu’il n’y avait pas eu de harcèlement à l’égard de son ancienne salariée, elle n'a pas fait appel «au regard des motivations du jugement et des faibles montants accordés par le conseil des prudhommes».
Reconnue comme «collaborateur» de la justice
L'article 6 de la loi Sapin 2 (2016) décrit le lanceur d'alerte comme «une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une violation grave et manifeste d'un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France». Si Stéphanie Gibaud se définit comme lanceuse d'alerte, la loi ne prévoit aucune compensation financière pour ces personnes, quel que soit le prix qu'elles ont dû payer pour leurs révélations. Pire, quand Stéphanie Gibaud contacte le ministère des Finances, on lui répond qu'elle ne peut se prévaloir du titre de lanceur d'alerte, et qu'elle est «seulement un témoin que nous avons utilisé dans un dossier».
Le 15 novembre 2018, Stéphanie Gibaud avait pourtant obtenu la reconnaissance du statut de «collaborateur occasionnel du service public». Le tribunal administratif de Paris condamne l'Etat à lui verser 3 000 euros «en réparation du préjudice moral qu'elle a subi à raison de sa collaboration occasionnelle au service public entre les mois de juin 2011 et juin 2012».
D'une lanceuse d'alerte à un autre
Stéphanie Gibaud a écrit deux livres pour raconter son histoire. Le premier, paru en 2014, est intitulé «La femme qui en savait vraiment trop» ; le second, paru en 2017, intitulé «La traque des lanceurs d'alerte», est préfacé par Julian Assange qu'elle a rencontré en 2015 à l'ambassade d'Equateur à Londres. «Il est d'une intelligence exceptionnelle. Il fait partie des grands résistants», estime-t-elle. «C'est à la fois une intelligence d'esprit et une façon de voir le monde très différentes. Je pense que j'avais ce dernier aspect en moi et que je ne le voyais pas avant de le rencontrer», ajoute-t-elle.
Tous ces gens [dénoncés par les révélations d'Assange], ce sont des clients d'UBS
Le lien entre son affaire et le fondateur de Wikileaks, Stéphanie Gibaud le voit dans la dénonciation des puissants de ce monde. «Tous ces gens [dénoncés par les révélations d'Assange], ce sont des clients d'UBS», assure-t-elle. «Le dossier UBS est explosif, il anticipe l'effondrement de notre appareil d'Etat», résume Stéphanie Gibaud.
«UBS, c'est la banque des hommes politiques partout dans le monde. Tout est lié, on est sur des systèmes pyramidaux, donc en haut de la pyramide, ce sont les mêmes qui décident de tout, d'un côté ils sont dans les banques, de l'autre, ils dirigent nos Etats ou l'industrie, de l'autre encore, ils investissent, achètent des œuvres d'art. C'est ça qui fait froid dans le dos», décrit-elle.
En 2015, Stéphanie Gibaud a reçu le prix de l'association de lutte contre la corruption Anticor et la même année, elle est nommée pour le Prix Sakharov aux côtés de deux autres lanceurs d’alerte, Edward Snowden et Antoine Deltour. Mais aujourd'hui, une certaine amertume l'envahit : «Je me bats contre une corruption inouïe. Si l'Etat luttait réellement contre la fraude, il serait le premier à protéger ses citoyens, à les soutenir [...] Il n'y a absolument pas de place pour la vérité.»
Meriem Laribi