Instaurée dès le traité de Rome sous le nom de «libre circulation des travailleurs», la liberté de circuler au sein de l'Union européenne (UE) est régulièrement mise en avant dans le discours valorisant le projet de construction européenne. De la fondation Robert Schuman à l'institut Jacques Delors, les promoteurs de l'Europe l'affirment à l'unisson : la libre circulation des personnes est un «acquis fondamental de l'Union européenne», elle est «ressentie comme l’un des résultats les plus positifs [de l'UE] par ses citoyens».
De même, le dossier est ardemment défendu par le patronat. Pierre Gattaz, ancien président du Medef, affirme par exemple dans sa tribune «Chefs d’entreprises: défendons l’Europe!», parue en juin 2018 sur le site L'Opinion : «La liberté de circulation [...] est une nécessité absolue pour construire une Europe forte. Ne la remettons pas en cause.»
Une injonction loin d'être anodine. La «liberté de circuler» des citoyens européens est également mise en avant afin de légitimer des processus de dérégulation (des marchés financiers à celui du travail) souhaités par la Commission européenne, générant leur lot de tensions entre Etats membres : ironie du sort pour ces pays que l'Union européenne était censée rassembler autour de valeurs communes.
Par ailleurs, l'UE n'a jamais constitué une condition sine qua non à la libre circulation des citoyens de ses pays membres. De fait, la non-appartenance d'un pays à l'Union européenne ne constitue pas, a priori, un obstacle insurmontable à la liberté de s'y rendre pour des Européens.
«Libre circulation» des Européens : panégyrique et contrastes
Pourtant, l'UE est légitimement assimilée à l'espace Schengen, créé en 1985 et élargi à maintes reprises par la suite. Correspondant aujourd'hui à 26 pays dont 22 Etats membres de l'UE, celui-ci fonctionne comme un espace unique à l’intérieur duquel «les voyageurs peuvent circuler librement sans avoir à présenter leur passeport», comme le rappelle la Commission européenne dans son portail sur l'immigration.
Outre la création de cette zone, des dispositifs d'intégration comme le programme Erasmus, la monnaie unique, la suppression des frais d'itinérance mobile ou encore la suppression de contrôles frontaliers entre les pays de l'UE, sont au bénéfice d'une communication importante issue des partisans de l'Union européenne. Ils se félicitent de la simplification de la mobilité dont profitent les individus.
La Commission européenne ne manque d'ailleurs pas de faire passer son message lors d'événements sportifs populaires tels que le tour de France qui, selon elle, «confirme la liberté de circulation des personnes en Europe».
S'ils facilitent indubitablement les conditions de déplacement d'une partie des étudiants et des voyageurs européens, ces dispositifs d'intégration européenne ne sont pas pour autant exempts de toute critique. C'est notamment le cas de la suppression des contrôles aux frontières, à propos de laquelle le criminologue français Alain Bauer soulevait «une incohérence» à l'antenne d'Arte quelques jours après les attentats de Paris en novembre 2015.
Dans un autre domaine, les performances de l'euro, remises en cause par de nombreux économistes dont Joseph Stiglitz, prix Nobel d'économie, Vincent Brousseau, ancien spécialiste des questions monétaires à la BCE, ou encore Jacques Sapir, économiste et directeur d'études à l'EHESS, dépassent elles aussi le simple enjeu de la «libre circulation» des personnes.
40% des Européens n'auraient jamais voyagé dans l'UE
En outre, ces dispositifs visant à assurer une libre circulation aux voyageurs européens laissent sur le carreau une partie considérable de la population des pays membres de l'Union européenne.
Dans un article publié mi-juillet 2018 sur le site Voxeurope, l'historien Lorenzo Ferrari remarque ainsi, sur base des données de la Commission européenne : «Près de 40 % des citoyens européens n’ont jamais posé le pied dans un autre Etat de l’UE que le leur [...] Ce sont ainsi 190 millions d’Européens qui restent, de fait, exclus de l’argumentaire dominant de l’Europe sur la libre circulation de ses citoyens à l’intérieur des anciennes frontières nationales et des politiques qui l’accompagnent.»
Au-delà des raisons économiques qui peuvent décourager certains déplacements transfrontaliers, l'historien italien ne néglige pas les facteurs «culturel et générationnel». Ainsi, à partir de données fournies par Eurostat (direction générale de la Commission européenne chargée de l'information statistique), il explique par exemple qu'en 2016, «seul 1% des jeunes roumains de moins de 24 ans a passé au moins une nuit de vacances à l’étranger».
Si cette réalité est peu mise en avant dans le discours des partisans de l'intégration, les organes européens se sont régulièrement appuyés sur le concept vendeur de liberté de circulation pour légitimer des directives très concrètes (et politiques), touchant par exemple au monde du travail.
En 2017, le travail détaché était ainsi présenté comme «une loi européenne qui découle du principe de la libre circulation» par Marianne Thyssen, commissaire européen à l'emploi, qui ajoutait en guise de mise en garde : «Aucun pays membre ne peut décider unilatéralement de ne plus appliquer [la directive sur le travail détaché] sans encourir une procédure pour infraction.»
Libres... dérégulations ? La tension monte
Quel citoyen d'un pays membre de l'UE n'a jamais entendu parler du travailleur détaché ? Pour faire simple, il s'agit d'un statut défini par une directive européenne du 16 décembre 1996 qui, en assouplissant le droit du travail des pays de l'UE, permet à un employé travaillant dans un Etat membre d'être «détaché» pour travailler dans un autre Etat membre. Théoriquement, le salaire et les conditions de travail du travailleur détaché sont censés dépendre du pays d'accueil, alors que les cotisations sociales sont celles du pays d'origine.
Mais, au sein de certains secteurs économiques requérant une main d’œuvre peu qualifiée, l'application de cette directive a provoqué de vifs désaccords entre pays européens, notamment liés au développement du dumping social (et salarial). En effet, au-delà des économies réalisées sur la part patronale des cotisations sociales liées à la main d’œuvre, le travail détaché impacte souvent directement la rémunération et les conditions de travail du personnel concerné.
Ainsi, en contradiction avec le discours théorique qui enveloppe la directive précédemment évoquée, le recours au travail détaché est régulièrement synonyme de pratiques s'acquittant des droits nationaux en matière de travail : non-déclaration d'ouvriers, rémunérations très inférieures au Smic ou encore dépassement des durées maximales de travail. Un rapport sénatorial de 2013 cité par Le Figaro, explique par exemple qu'en 2013, la fraude aurait concerné entre 220 000 et 300 000 travailleurs détachés en France, soit autant, à la même époque, que le nombre de salariés détachés déclarés. Parmi eux, ironie du sort, on comptabilisait (pour la même période) 10%... de travailleurs Français. Ce phénomène s'explique par le fait que des entreprises françaises recourent à des sociétés d'intérim basées dans des pays voisins, notamment au Luxembourg. Et ce, en toute légalité grâce au principe de libre circulation... des capitaux : un autre «acquis fondamental» de l'Union européenne. Et ce, malgré le préjudice subi par la sécurité sociale française, même si le manque à gagner reste difficile à quantifier. «Très peu d'investigations ont été menées [à ce sujet]» explique l'ancien député socialiste de Gironde, Gilles Savary, au magazine Marianne.
Loin de conforter l'idée d'un engagement européen contre le désastre social engendré par le travail détaché, la Commission européenne annonçait le 27 avril 2017 avoir entamé une procédure d’infraction contre l’Autriche pour des mesures anti-dumping social. Le communiqué de presse était ainsi titré : «Transport routier : la Commission demande à l'Autriche de faire en sorte que sa législation sur le salaire minimum ne restreigne pas indûment le marché intérieur».
Le même jour, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) invalidait une initiative prise par la justice française pour lutter contre la fraude au travail détaché. La décision prononcée par l'organe de Justice européen avait ainsi servi de base à l'entreprise Ryanair pour réclamer à Paris le remboursement d'une somme de 15 millions d'euros.
En France, le recours au travail détaché a constamment augmenté dans la dernière décennie. Selon les chiffres d’un bilan établi dans le cadre du plan national de lutte contre le travail illégal au mois de février 2018, plus de 516 000 travailleurs détachés ont été recensés sur le territoire français en 2017. Alors même que les travailleurs du secteur routier ne sont pas compris dans les chiffres de ce rapport (pourtant considérablement impacté par la pratique, notamment en France, comme en témoigne une exaspération croissante au sein de la profession), le demi-million de travailleurs détachés déclarés en France en 2017 correspond à près de 35 fois les chiffres révélés dans un recensement effectué en 2004.
Division des Etats européens autour du travail détaché
Dans ses hauts comme dans ses bas, le travail d'harmonisation des législations européennes est souvent médiatisé : tant lors de ses succès notables, à l'image du vote sur l'actuel étiquetage européen des appareils électro-ménagers, fièrement annoncé le 12 juin 2017 par le Parlement européen, que lorsque sa réalisation s'avère plus compliquée. A l'instar du dossier migratoire qui divise les Etats membres, celui du travail détaché constitue une véritable épine dans le pied des fervents défenseurs de l'harmonisation européenne.
Ainsi, en octobre 2017, les ministres du Travail de l'UE parvenaient tant bien que mal à trouver un accord sur la réforme de la directive du travail détaché. Mais en plus d'avoir provoqué une levée de boucliers au sein de son paysage politique national, les concessions accordées par la France (notamment sur l'exemption du secteur routier de la future réforme de la directive) n'avaient pas convaincu la Pologne, la Hongrie, la Lettonie ou encore la Lituanie.
Muriel Pénicaud, ministre du Travail se voulait pourtant optimiste : «Le vote final n'est pas une fracture Est/Ouest. Il n'y a pas de gagnants ou de perdants aujourd'hui, c'est juste l'Europe qui gagne.»
Autre son de cloche pourtant du côté de Viktor Orban, qui avait déclaré : «Les forces mondialistes veulent nous transformer en Homo Bruxellicus !» L'année précédente, en septembre 2016, le Premier ministre hongrois prenait la tête d'une dizaine d'Etats frondeurs favorables à l’abandon du projet de réforme de la directive sur les travailleurs détachés.
Cette discorde s'était également ressentie entre la France et la Pologne. Le 25 août 2017, Emmanuel Macron n'avait pas hésité à critiquer la position du gouvernement polonais sur la fameuse directive. «Le Première ministre [polonaise] aura beaucoup de mal à expliquer qu'il est bon de mal payer les Polonais», avait-il lancé, alors que Beata Szydlo avait confirmé son opposition à une réforme de la directive, en déclarant : «Nous défendrons jusqu'au bout notre position, parce que c'est une position qui est dans l'intérêt des travailleurs polonais.»
Beata Szydlo avait ainsi estimé qu'Emmanuel Macron faisait preuve d'une «arrogance [dûe à son] inexpérience», ajoutant : «Je lui conseille de se concentrer sur les problèmes de son propre pays.»
«Libre circulation» : l'ange gardien ou la bête noire de l'UE ?
S'il constitue toujours un argument majeur dans l'éloge des institutions européennes, le concept d'une libre circulation des personnes permise par l'UE semble aujourd'hui se retourner contre ses orateurs, du moins sur certains points moins consensuels.
De fait, la question des travailleurs détachés génère des oppositions frontales entre les pays membres, ceux-ci se retrouvant tiraillés entre d'une part la cohésion européenne revendiquée par ses fervents défenseurs, et d'autre part la défense d'intérêts nationaux qui divergent.
Partant de contextes économiques, sociaux, ou encore culturels, intrinsèquement différents, les intérêts des Etats membres de l'UE sont-ils vraiment réconciliables ? C'est le pari qu'ont fait les avocats de la construction européenne, dans son état actuel, et que remettent en cause ses détracteurs, qui voient dans l'UE une impasse dans laquelle se meurent les souverainetés des Etats membres.
Fabien Rives