Présidentielle en Egypte : Abdel Fattah al-Sissi, le funambule du Moyen-Orient
Accusé de réprimer l'opposition, le président égyptien devrait être réélu sans surprise. Son action contre le terrorisme islamiste notamment dans le Sinaï lui a fait gagner la faveur de son opinion publique... et des Occidentaux.
Le 26 mars 2018, quelque 50 millions d’Egyptiens sont appelés aux urnes. Mais le résultat du scrutin, organisé sur deux jours et dont le résultat ne sera annoncé que le 2 avril, ne laisse que peu de doute : le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi devrait être réélu sans grande surprise dès le premier tour. D'autant qu'il a écarté méthodiquement ses rivaux les plus dangereux. Sami Anan, ancien vice-président du Conseil suprême des forces armées, Ahmed Chafiq, dernier Premier ministre du président Hosni Moubarak, ou encore Mohammed el-Sadate, le neveu d'Anouar el-Sadate, président assassiné en 1981... Tous ont jeté l'éponge. Son seul opposant, Moussa Mostafa Moussa, était un soutien du président il y a quelques mois encore : il admet lui-même ne pas vouloir être le candidat anti-Sissi.
Le 24 mars dernier, à quelques jours du début du scrutin, une voiture piégée explosait à Alexandrie, seconde ville d'Egypte, tuant un policier et en blessant trois autres. Cet attentat vient s'ajouter à la liste déjà longue des attaques perpétrées sur le sol égyptien par différents groupes islamistes que combat Abdel Fattah al-Sissi. En octobre 2015, 224 personnes avaient été tuées dans un attentat, revendiqué par Daesh, contre un avion russe au départ de la station balnéaire de Charm el-Cheikh, dans le Sinaï. En novembre 2017, une attaque contre une mosquée dans le nord de la péninsule a fait plus de 300 morts. Cet attentat, le plus meurtrier de l'histoire récente de l'Egypte, n'avait pas été revendiqué, mais de lourds soupçons pèsent sur l'Etat islamique.
Celui-ci a d'ailleurs fait de la répression contre ces mouvements violents sa priorité absolue. Au motif de la lutte contre le terrorisme islamiste, Abdel Fattah al-Sissi a cependant verrouillé l'opposition, instauré une très forte censure de la presse et placé internet sous contrôle. Du point de vue des libertés, des ONG comme Human Rights Watch (HRW) évoquent un bilan «catastrophique». Et pourtant, le chef d'Etat a de bonnes raisons d'être confiant.
Une opinion publique verrouillée mais consentante
Cette inclination à l'autoritarisme n'est ni surprenante ni nouvelle. Abdel Fattah al-Sissi arrive au pouvoir en juin 2013 par un coup d'Etat, après avoir chassé, avec le soutien de l'armée dont il est issu, le président Mohammed Morsi. Proche des Frères musulmans, partisan de l'application du Coran et de l'islamisation de la société égyptienne, Mohammed Morsi apparaissait comme une erreur de casting issue du printemps arabe de 2011 en Egypte. «Le changement par les urnes eût été préférable, je le répète. Mais il était vital de ne pas décevoir les aspirations du peuple et sa confiance en l'armée», commentait ainsi sans complexe Abdel Fattah al-Sissi quelques semaines après le coup de force, en juillet 2013.
Votez pour qui vous voulez
Et, de fait, à l'occasion de l'élection présidentielle de 2014, les électeurs égyptiens lui donnent raison, accordant à son coup de force l'onction du suffrage universel. En 2018, après avoir neutralisé toute opposition, le Raïs a beau jeu de lancer aux Egyptiens, un ambigu : «Votez pour qui vous voulez.» D'autant que ce brillant militaire de carrière, formé en Egypte, mais aussi au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, s'est imposé non seulement comme l'homme fort de l'Egypte mais aussi comme un interlocuteur incontournable au Moyen-Orient.
Une stratégie régionale habile, en collaboration avec Israël
Dans la géopolitique du Moyen-Orient, le président égyptien est jusque-là parvenu à se maintenir sur une étroite ligne de crête, pour ne pas parler de double jeu. De fait, Abdel Fattah al-Sissi s'entend bien avec presque tout le monde dans la région. Ou du moins avec les Etats qui comptent.
Lors de la grave crise diplomatique de la mi-2017, il n'hésite pas à se joindre aux sanctions de l'Arabie saoudite contre le Qatar. Mais, en même temps, il maintient le dialogue avec l'Iran chiite, bête noire du royaume saoudien et d'Israël. Ce qui n'empêche pas l'Etat hébreu et l'Egypte de s'entendre pour éradiquer Daesh du désert du Sinaï, territoire qui a pourtant occasionné trois guerres entre les deux pays depuis 1948.
Conjointement à Israël, fin novembre 2017, Abdel Fattah al-Sissi a donné trois mois et des moyens considérables à son armée pour rétablir la sécurité et la stabilité au Sinaï. Le 23 mars, à trois jours du scrutin, c'est ce même Sinaï que le Raïs choisit pour terrain de campagne électorale. «Prochainement, nous reviendrons ici pour fêter la victoire sur les déviants de notre époque», a-t-il lancé faisant allusion aux djihadistes, cité par l'agence Mena.
Jouant gagnant-gagnant à l'approche de la présidentielle, l'initiative est aussi destinée à l'opinion publique égyptienne, traumatisée par le terrorisme domestique. «Les forces armées appellent le peuple égyptien dans toutes les régions du pays à coopérer étroitement avec toutes les forces de l'ordre pour lutter contre le terorisme», martelait ainsi en février, le porte-parole de l'armée Tamer al-Rifai. Tournant le dos à la cause palestinienne, l'Egypte n'hésite pas à boucler la frontière entre Sinaï et bande de Gaza en février 2018, en accord avec Israël, qui soumet l'enclave à un blocus rigoureux.
Al-Sissi interlocuteur privilégié des Occidentaux
Sur fond de crise migratoire, Abdel Fattah al-Sissi a également su se rendre indispensable pour les Européens. L'Egypte est ainsi vue comme un acteur clé dans le règlement de la crise libyenne, où la France s'est posée en médiateur entre Tripoli et le maréchal Khalifa Haftar, l'homme fort de l'est du pays, soutenu précisément par Le Caire.
De manière plus large, dans un Moyen-Orient chaotique, les Occidentaux ont besoin d'une Egypte stable et, si possible, ménageant leurs intérêts. Et, sur ce point, le Raïs leur donne satisfaction, tout en réalisant l'exploit de maintenir le dialogue avec l'Iran, la Russie, et même la Syrie. «Notre priorité est de soutenir les armées nationales, par exemple en Libye pour renforcer le contrôle de l'armée sur le territoire et traiter les éléments extrémistes. Même chose en Syrie et en Irak», déclarait avec franchise le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi dans une interview à la télévision publique portugaise RTP.
Abdel Fattah al-Sissi parvient donc à maintenir un équilibre habile entre ses interlocuteurs. A certains égards, la ligne politique suivie par le président égyptien n'est pas sans rappeler celle du président turc que Recep Tayyip Erdogan. Les deux chefs d'Etat font montre de la même aptitude à ménager les ambitions occidentales tout en poursuivant leurs propres intérêts nationaux dans la région. La comparaison s'arrête là. En effet, les relations entre les deux pays sont au plus bas depuis l'arrivée au pouvoir d'Abdel Fattah al-Sissi : Recep Tayyip Erdogan n'a depuis lors cessé de dénoncer un «coup d'Etat militaire» et a offert l'asile politique à de nombreux responsables islamistes égyptiens contraints à l'exil. De son côté, Le Caire accuse régulièrement Ankara de faciliter le transfert de djihadistes fuyants la Syrie vers la Libye.
Pragmatisme occidental : ne «pas donner des leçons» de droits de l'homme à Sissi
De leur côté, les Occidentaux semblent ne voir le verre qu'à moitié plein. Aussi, recevant le président égyptien à déjeuner à l'Elysée en octobre 2017, Emmanuel Macron s'est ainsi bien gardé d'évoquer les sujets qui fâchent, d'autant que l'Egypte a signé en 2015 un contrat pour plus de six milliards d'euros de contrats avec la France, portant notamment sur des livraisons d'armement, dont 24 avions de chasse Rafale. Aussi le président de la République a-t-il exhorté à ne «pas donner des leçons» de droits de l'homme à l'Egypte. «La France se tient aux côtés de l'Egypte, car la sécurité de ce pays ami, c'est aussi notre propre sécurité», a encore insisté Emmanuel Macron.
A Washington, on chante le même air, et le virage de la diplomatie américaine est flagrant. En 2014, Barack Obama condamnait le tour de vis autoritaire d'Abdel Fattah al-Sissi en suspendant une partie de l'aide (1,5 milliard de dollars) accordée tous les ans à l'Egypte. Trois ans plus tard, Donald Trump reçoit en avril 2017 Abdel Fattah al-Sissi à la Maison Blanche pour un discours de louanges. «Je veux que tout le monde sache que nous sommes clairement derrière le président Sissi», avait assuré le président américain, évoquant le «travail fantastique» de son homologue égyptien contre le terrorisme.
Le président égyptien avait toutefois su gagner la sympathie de Donald Trump quelques mois plus tôt. En décembre 2016, le président du pays arabe le plus peuplé était intervenu aux Nations unies afin d'appuyer le chef d'Etat américain qui réclamait le report du vote d'une résolution condamnant la colonisation israélienne en «tout territoire palestinien occupé, dont Jérusalem-Est». Un an plus tard, après la reconnaissance par Donald Trump de Jérusalem comme capitale d'Israël, le Raïs faisait part de sa désapprobation.
Alexandre Keller
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