L'armée turque se prépare depuis quelques jours à envoyer ses troupes dans la ville d'Afrin, située dans une enclave tenue par les Kurdes, dans le nord de la Syrie, près de la frontière turque. Mais cette bataille, ayant «de facto débutée» selon une déclaration du gouvernement turc du 19 janvier, pourrait bien déclencher un conflit ouvert entre Ankara et les Etats-Unis.
Alors que les Etats-Unis ont, de leur côté, opté pour une modification de leur agenda en Syrie et le maintien de leurs soldats sur place afin de contrer l'influence iranienne et celle du gouvernement syrien, l'armée turque poursuit de son côté son opération Bouclier de l'Euphrate avec pour nouvel l'objectif la lutte contre les Kurdes. «Avec la volonté de Dieu, nous continuerons dans les jours à venir nos opérations lancées dans le cadre de l'opération Bouclier de l'Euphrate pour nettoyer nos frontières sud et débarrasser Afrin de la terreur», avait ainsi déclaré le 14 janvier dernier le président turc Recep Tayyip Erdogan dans une allocution télévisée.
Pour l'heure, peu d'informations permettent de deviner la stratégie exacte que souhaite mettre en place Ankara pour s'emparer d'Afrin, même si une offensive terrestre est la plus crédible des options. Le journal turc Habertürk évoque lui des frappes aériennes préalables sur plus d'une centaine de positions des Unités de protection du peuple kurde (YPG), à l'aide notamment de drones. Ces derniers jours, des chars, des véhicules de combat ou encore des obusiers automoteurs ont été déployés du côté turc de la frontière. Côté effectifs, les groupes rebelles pro-turcs devraient constituer le gros des troupes mobilisées pour l'offensive, conformément à la stratégie déjà adoptée par Ankara depuis plusieurs mois. L'occasion également pour la Turquie de légitimer son action : «Cette bataille est livrée pour eux, pas pour nous», assurait encore le 16 janvier dernier Recep Tayyip Erdogan.
Une bataille qui s'annonce aussi rude que délicate
La bataille d'Afrin s'annonce d'ores et déjà comme une étape marquante du conflit syrien. La purge opérée par le président turc dans les hauts rangs de l'armée après la tentative ratée de coup d'Etat à son encontre en juillet 2016 a eu pour effet d'écarter de nombreux officiers aguerris. «L'opération Bouclier de l'Euphrate a bien montré que les dirigeants militaires turcs avaient peu d'expérience dans la conduite d'opérations lourdes impliquant à la fois des forces aériennes et au sol», explique à RT Grigori Lukyanov, professeur à l'Ecole des hautes études en sciences économiques de Moscou.
De leur côté, les Kurdes ont réussi à fédérer de nombreux combattants déterminés tout au long du conflit en Syrie. En outre, ils disposent d'armes et d'équipements modernes que leur a fournis Washington, en dépit des protestations d'Ankara. Les Etats-Unis ont par ailleurs formé plusieurs chefs militaires. L'expérience des combats contre l'Etat islamique n'a fait qu'accroître la préparation et l'efficacité des milices kurdes, qui se placeraient désormais «presque à armes égales» face aux effectifs mobilisés par Ankara, selon Grigori Loukianov.
Autre paramètre à prendre en compte : Damas a d'ores et déjà mis en garde Ankara contre toute opération conduite sur le sol syrien. «Nous avertissons les dirigeants turcs que s'ils lancent des opérations de combat dans la région d'Afrin, cela sera considéré comme un acte d'agression par l'armée turque», avait ainsi déclaré le vice-ministre syrien des Affaires étrangères Faisal Meqdad, le 18 janvier. De son côté, Moscou a rappelé le 15 janvier dernier, par la voix de son ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, que «les Kurdes [faisaient] partie de la nation syrienne», sans pour autant aller jusqu'à condamner une éventuelle intervention turque à Afrin.
Le double-jeu kurde de Washington provoque la colère d'Ankara
L'ombre de Washington plane sur cette bataille, qui met en exergue les ambiguïtés de la politique kurde de Washington depuis le début de l'intervention américaine en Syrie en 2014. D'un côté, les Etats-Unis reconnaissent certes le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) comme une organisation terroriste, tout comme l'Union européenne et la Turquie. De l'autre, ils ont fait des milices des YPG l'un de leurs partenaires privilégiés... alors même qu'Ankara les considère comme terroristes. Jusqu'alors, cette stratégie n'avait causé que des tensions relativement secondaires entre Washington et Ankara, tous deux alliés notamment au sein de l'Otan.
Mais la récente décision du Pentagone de mettre en place un programme d'entraînement pour les garde-frontières arabes et kurdes en Syrie, afin d'éviter une renaissance de l'Etat islamique, semble avoir mis le feu aux poudres. L’administration américaine a en effet annoncé début janvier qu'elle souhaitait aider à la mise en place d'une force de 30 000 hommes sous la direction des YPG. «L’Amérique a avoué qu’elle était en train de constituer une armée de terroristes à notre frontière. Ce qui nous revient, à nous autres, c’est de tuer dans l’œuf cette armée terroriste», avait déclaré Recep Tayyip Erdogan le 15 janvier.
Si le président turc est coutumier des déclarations fracassantes, la sortie de son ministre des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, deux jours plus tard, semble bien témoigner d'une crispation diplomatique sérieuse entre la Turquie et les Etats-Unis. Le ministre a en effet prévenu son homologue américain Rex Tillerson que la création de cette force armée «pourrait menacer [les] liens bilatéraux» entre les deux pays et les entraîner «sur une route irréversible». Les réactions ne se sont d'ailleurs pas limitées au camp politique du président, puisque Dogu Perincek, leader du Parti des travailleurs (classé à gauche), a par exemple demandé à ce que l'armée américaine ne puisse plus utiliser la base militaire turque d'Incirlik jusqu'à l'abandon de ce projet.
Du côté kurde, on attend une aide de Washington face à l'opération annoncée sur Afrin, sans toutefois trop d'illusion. «Ils ne veulent pas perdre leur allié de toujours, la Turquie, et veulent en même temps ménager leur nouvel allié, les Kurdes», résume Saleh Muslim, figure de proue du mouvement indépendantiste kurde, dans un entretien à L'Orient-Le Jour. Alors que l'administration américaine tente de calmer la colère d'Ankara en minimisant ses précédentes déclarations, l'offensive turque sur Afrin semble mettre Washington face à ces propres contradictions – et face à l'absence de stratégie claire dans sa politique au Moyen-Orient.