Prompt à condamner Aung San Suu Kyi, Bernard Kouchner a-t-il oublié son affaire birmane ?
Bernard Kouchner n'a pas eu de mots assez durs, récemment, pour qualifier le silence d'Aung San Suu Kyi au sujet des Rohingyas. Il avait pourtant été pointé du doigt pour un rapport de 2003 pour Total, accusé de fermer les yeux sur le travail forcé.
Le 13 septembre, au micro d'Europe 1, Bernard Kouchner dénonçait violemment le silence de la dirigeante Aung San Suu Kyi concernant la condition des Rohingyas en Birmanie : «C'est une tuerie. Ce n'est pas parce qu'on a le prix Nobel qu'on est pure. Elle persécute les musulmans sur son territoire.» «On ne peut pas pardonner de tels actes. C'est une guerre de religions [...] Comme elle ne le dénonce pas, elle est complice», a encore ajouté le cofondateur de Médecins sans frontières (MSF) et de Médecins du monde.
Les Nations unies considèrent que l'armée birmane et les milices bouddhistes se livrent à une épuration ethnique contre les Rohingyas, minorité musulmane de Birmanie, où les autorités ne leur reconnaissent pas la nationalité birmane, même après plusieurs générations.
Kouchner, auteur d'un rapport polémique pour Total
Il semblerait que Bernard Kouchner ne souhaite pas se plonger dans ses propres archives birmanes. En 2003, via la société BK Conseil créée pour l'occasion et dont il est seul salarié, il avait été mandaté par le groupe Total pour mener une enquête sur le volet médico-social du pétrolier français en Birmanie. Il est donc retourné en Birmanie en mars 2003, après avoir visité le pays pour la première fois, quelques mois plus tôt, lorsque sa journaliste de femme, Christine Ockrent, y était allée pour faire... le portrait d'Aung San Suu Kyi.
Lors de ce deuxième voyage donc, Bernard Kouchner a visité le gazoduc de Yadana et a blanchi le groupe spécialisé dans les hydrocarbures, suspecté d'avoir eu recours au travail forcé en 1995 pour la construction du site en question.
A son retour, il avait déclaré : «Rien ne me laisse à penser que le groupe ait pu prêter la main à des activités contraires aux droits de l'Homme.» Circulez, il n'y a rien à voir ? Malheureusement pour lui, il ignorait encore que son enquête allait être utilisée peu après par le groupe Total dans le procès l'opposant à des victimes de la junte birmane.
L'enquête de Bernard Kouchner a été rémunérée 25 000 euros pour deux mois de travail, mais le French doctor assure qu'il n'a pas fait cela pour l'argent : «Je gagne la moitié en une conférence !», avait-t-il confié au journal Le Monde.
Bernard Kouchner accusé d'avoir fermé les yeux sur le travail forcé en Birmanie
Mais pour les opposants du groupe pétrolier, Bernard Kouchner n'est pas allé assez loin. Il lui est notamment reproché de n'avoir pas pris en compte les retombées financières pour la dictature birmane et de n'avoir pas rendu visite aux réfugiés birmans en Thaïlande.
Monsieur Kouchner a balayé du revers de la main la réalité de cet esclavage de centaines de Birmans avec un argument incroyable : les tuyaux du pipeline seraient trop lourds pour être portés par des enfants
Figure des démocrates birmans en France, Htoo Chit s'était étonné, dans un article du Monde de 2011 : «Pourquoi avoir refusé de voir la réalité du travail forcé, incluant celui d'enfants ? Monsieur Kouchner a balayé du revers de la main la réalité de cet esclavage de centaines de Birmans avec un argument incroyable : les tuyaux du pipeline seraient trop lourds pour être portés par des enfants... Mais pourquoi ne pas avoir expliqué que le travail forcé avait été utilisé pour nettoyer le site du gazoduc, couper des arbres, creuser des tranchées et porter les équipements des ouvriers et des soldats ?»
Par ailleurs, Bernard Kouchner n'était pas le seul à mener l'enquête sur place – et certains observateurs n'ont pas eu la même analyse de la situation birmane que le French doctor. En 2003, l'ONG Amnesty International avait ainsi constaté «un recul très problématique» des droits de l'homme sur place. La Fédération internationale des droits de l'Homme avait même été jusqu'à mettre l'ancien ministre de la Santé du gouvernement Jospin directement en cause. Elle avait jugé regrettable que Bernard Kouchner «ait prêté son nom à cette opération de relations publiques du groupe Total à un moment où le groupe [devait] enfin rendre des comptes à la justice.»
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