Réforme de la police judiciaire et du renseignement : la séparation des pouvoirs menacée ?
Le «grand flou», la «cacophonie administrative» : une réforme policière au plan départemental inquiète les policiers de terrain, agace les associations de défense du secteur tandis que les syndicats se grattent la tête, en mal de réponses de Beauvau.
Associations, collectifs, organisations non-gouvernementales et partis politiques critiques de l'action policière en France appelaient de leurs vœux une réforme en profondeur de l'institution... à l'instar de nombreuses formations syndicales ou associatives du secteur.
Avec la police de sécurité du quotidien, les quartiers de reconquête républicaine, le nouveau schéma du maintien de l'ordre, le livre blanc de la sécurité, la PPL Sécurité globale et le Beauvau de la sécurité : force est de constater que plusieurs chantiers ont été lancés au ministère de l'Intérieur depuis 2018, mais sans réel effet sur la sécurité intérieure pour le moment qui n'ait impacté le «sentiment d'insécurité» évoqué par le ministre de la Justice en septembre 2020 sur Europe 1.
Alors qu'une nouvelle réforme se profile qui doit aboutir à la création de directions départementales de la police nationale (DDPN), déjà de nouvelles critiques se font entendre qui interrogent : à qui profitera cette centralisation structurelle annoncée de services de police qui n'ont parfois que peu de rapports entre eux ? Les DDPN seront-elles plus profitables à la population générale ou au gouvernement qui doit prouver les résultats de son action d'ici la fin de l'année 2021 ?
Un article du journal Le Monde publié le 7 avril évoque un mystérieux «projet de réforme» et «d'unification» des services de police dans chaque département. Un commissaire qui témoigne pour le quotidien y parle même d'une «atteinte prévisible à la démocratie» : les DDPN, à en croire Le Monde, regrouperont sous un même commandement déconcentré la sécurité publique, le renseignement territorial, la police aux frontières et la police judiciaire.
Les Pyrénées-Orientales, la Savoie et le Pas-de-Calais expérimentent déjà ce fonctionnement depuis le 1er janvier selon le quotidien national qui précise que le directeur de l'antenne de police judiciaire de Perpignan dans les Pyrénées-Orientales a déjà demandé un changement de poste et de circonscription seulement trois mois après le commencement de l'expérimentation...
Le principe de séparation des pouvoirs menacé ?
Un officier de police interrogé par Le Monde souligne que le système actuel «garantit» le haut niveau de technicité de la police judiciaire, son autonomie et surtout une «application stricte du principe de séparation des pouvoirs»... Et de questionner : «Qu'en sera-t-il demain, lorsqu'un patron unique de la police dans chaque département rendra des comptes au préfet du coin en matière judiciaire et particulièrement lors d'enquêtes visant des élus ?»
Interrogé par RT France, l'ancien commandant de police, Jean-Pierre Colombiès, porte-parole de l'association policière UPNI abonde : «Le risque avec ce nouveau système, c'est de se retrouver avec une machine à étouffer les affaires. On ne pourra jamais écarter une influence politique avec la mise en œuvre d'une telle logique administrative. On voit bien cette volonté de la part de l'échelon supérieur d'avoir sous la main un seul interlocuteur et un seul fusible à faire sauter en cas de besoin. Ce serait un gros pouvoir préfectoral, une sorte de puissance de feu à la main de l'Etat. Mais il est toujours bon d'avoir une séparation des pouvoirs.»
Mais l'ancien enquêteur fait également valoir un potentiel écueil opérationnel : «La police judiciaire a un tempo bien particulier qui n'est pas le même que celui du renseignement territorial par exemple. Ne pas en tenir compte et mettre tous ces services sous la coupe d'une même personne, c'est méconnaître les métiers de police. Ou alors la vocation de nouveau machin a un autre but, caché. Mais dans tous les cas, on risque une cacophonie potentielle entre ces métiers très différents qui n'ont ni les mêmes objectifs, ni les mêmes formations, ni les mêmes compétences.»
L'inquiétude est partagée par la magistrature, selon Le Monde qui a donné la parole à plusieurs procureurs qui redoutent une utilisation politique des services enquêteurs de la PJ pour accommoder les besoins des élus locaux, par exemple.
Malgré un calendrier resserré par le ministre, le «grand flou» demeure
Pour le moment, si Gérald Darmanin a annoncé un calendrier très serré avec une extension de la phase test à tout le territoire national au mois de septembre, selon les informations du Monde, les différentes instances syndicales du secteur policier se montrent pour le moment dubitatives sur la méthode. Patrice Ribeiro secrétaire général de Synergie, le syndicat d'officiers de police rattaché à Alliance, a fait savoir au Monde que, pour l'heure, c'était le «grand flou» qui dominait le tableau : «Personne ne sait vraiment comment les choses vont s'articuler concrètement», avoue-t-il ainsi au journal vespéral.
Interrogé par RT France, le syndicat Alliance a fait une réponse similaire et semble s'interroger sur la célérité de Beauvau à évoquer le sujet : «En Ile-de-France, nous ne sommes pas impactés. Nous avons la DRPJ Paris et DRPJ Versailles qui restent compétents. Toutefois les collègues qui gèrent la province estiment qu’il est un peu tôt pour communiquer car ils manquent d’informations sur le sujet. Le ministère semble communiquer un peu rapidement.»
Les fonctionnaires de la police judiciaire, notoirement boudés par les grandes organisations syndicales, peut-être parce qu'ils ne représentent que 4% de la masse salariale de la maison police comme le suggère Le Monde, s'y retrouveront-ils ? Ils apparaissent pour le moment comme les grands perdants de cette réforme qui menace directement l'autonomie de leurs services et la spécificité de leurs métiers très éloignés de ceux de la sécurité publique.
On a dans ce pays des gens qui ont plusieurs dizaines de condamnations sans mandat de dépôt. On peut mettre tous les policiers qu'on veut en face !
En tout état de cause, le quinquennat Macron, éprouvé par divers troubles en matière de sécurité intérieure (de la crise sociale des Gilets jaunes à la hausse de la délinquance en passant par la menace toujours présente du fondamentalisme religieux lié à la mouvance terroriste) a décidé de s'atteler à la lourde tâche de réformer une institution qui peine à se renouveler et cette nouvelle réforme rappelle le fameux «remaniement préfectoral» du chef de l'Etat amorcé en août 2020 qui visait selon France inter à «promouvoir les fidèles du président» avec 18 nouvelles nominations à la clef.
Une réforme pour qui ?
Interrogé par RT France le 16 mars Alexandre Touzet, vice-président LR du conseil départemental de l'Essonne et qui représente les maires de France au Beauvau de la sécurité, analysait la position sécuritaire du gouvernement en ces termes : «Il y a un retard qui date du début du mandat. [...] On a dans ce pays des gens qui ont plusieurs dizaines de condamnations sans mandat de dépôt. On peut mettre tous les policiers qu'on veut en face ! Les forces contradictoires entre Gérald Darmanin à l'Intérieur, qui parle "d'ensauvagement" et Eric Dupond-Moretti à la Justice, qui parle de "sentiment d'insécurité", s'annulent. Le grand écart devient compliqué et il faut sortir de cette opposition classique pour résoudre ce problème de sécurité.»
Dès lors, on se peut s'interroger : si cette réforme avancée par le gouvernement ne répond pas directement à une urgence de résorber une possible scission entre une certaine partie de la population et sa police nationale et qu'elle ne correspond pas non plus à une stratégie opérationnelle destinée à assurer une meilleure sécurité pour des Français inquiets dans leur quotidien... à qui profitera-t-elle réellement ?
Sous des dehors de déconcentration administrative, le domaine politique n'est-il pas, paradoxalement, en train de procéder à une centralisation du pouvoir régalien ?
On risque d'utiliser des bons fonctionnaires à contre-emploi, avec des incohérences de commandement. Plus personne ne va s'y retrouver
Si c'était le cas, ce projet pourrait sembler bien éloigné des desiderata des formations syndicales et associatives policières qui s'inquiétaient du phénomène du suicide professionnel dans le secteur ou encore de la trop faible réponse pénale à leur action. De même, cette réforme administrative répondra-t-elle aux demandes récurrentes des divers défenseurs des droits de l'homme qui voient dans les forces de sécurité françaises une institution à réformer de fond en comble ?
Jean-Pierre Colombiès résumait ainsi sa pensée au téléphone : «Il faudrait renforcer le pouvoir de la PJ et lui confier davantage d'autonomie, mais là c'est précisément le contraire qui est en train de se produire, visiblement. On risque d'utiliser des bons fonctionnaires à contre-emploi, avec des incohérences de commandement. Plus personne ne va s'y retrouver. Je ne vois pas ce que cela peut apporter en faveur de la sécurité des concitoyens. En revanche, je vois très bien ce que cela peut apporter en terme de pouvoir à certains autres.»
Antoine Boitel