Gilets jaunes blessés à vie : Manu
Touché en plein visage par une grenade lacrymogène tirée par un Cougar sur la place d'Italie lors d'un rassemblement célébrant l'anniversaire du mouvement des Gilets jaunes en novembre 2019, Manu Coisne a dû apprendre à vivre avec un seul œil.
«Le pire c'est que j'étais un bon vivant et j'ai perdu une partie de ma joie de vivre.» Manu Coisne a perdu un œil lors de la manifestation des Gilets jaunes du 16 novembre 2019 à Paris, place d'Italie (XIIIe arrondissement) aux alentours de 14h lorsqu'une grenade lacrymogène MP7 tirée par un fonctionnaire de police avec un lance-grenade Cougar l'a frappé en plein visage.
Les images choquantes de sa blessure ont très tôt été diffusées sur les réseaux sociaux car il s'est trouvé que le Gilet jaune était filmé à cet instant : il conversait avec un de ses camarades face caméra pour un live Facebook.
ATTENTION LA VIDEO SUIVANTE PEUT FORTEMENT HEURTER LA SENSIBILITE
⚠️ Image très violente !!! Blessure à l'oeil un commentaire @CCastaner@prefpolice#PlaceItalie#16Novembre#Acte53#Paris#GiletsJaunes#Manu#1AnDeColère Mais on imagine que #IGPN va pas réussir a identifier le tireur et ce sera classé sans suite ... pic.twitter.com/HGuJjwydzS
— Altra Énervé #OnOublieraPas #SoigneEtTaisToi (@AltraMale) November 17, 2019
RT France est retourné voir l'intérimaire de 42 ans à Valenciennes (Nord) le 3 mars 2021 pour revenir sur cet épisode, mais surtout pour faire le point sur sa situation actuelle.
«Je l'ai prise dans le visage, j'ai tourné la tête par réflexe et je l'ai vue exploser juste derrière moi... Il y avait des anciens autour de nous, des gens de plus de 70 ans», précise Manu, toujours aussi choqué par la violence de l'impact et gardant l'amertume de ce qu'il a ressenti comme un piège : «Nous avons essayé de quitter la place, on nous l'a refusé, alors nous avons tourné en rond, puis j'ai été blessé.»
«Blessures de guerre»
Les maisons en briques rouges des travailleurs du Nord défilent avec dignité par la vitre de la voiture avant d'arriver à celle de la famille Coisne, semblable à toutes les autres... à l'exception toutefois de quelques autocollants militants apposés sur la porte d'entrée contre «la dette» et pour la «résistance». Dans la voiture de Manu et Séverine, garée devant chez eux, on voit le gilet de signalisation jaune fluo qui trône en évidence sur le tableau de bord.
Manifestations, militantisme, interviews, le couple Coisne est uni et fait tout à deux... sauf aujourd'hui car madame est à l'hôpital pour une petite intervention. Au téléphone, les jours précédents pour préparer notre rencontre, on pouvait entendre sa colère qui bouillait dans chaque mot prononcé et annonçait ce que nous avons pu constater sur place : ces deux-là ne lâcheront rien.
Manu, bien que discret, est du même bois que sa fiancée. Avant d'être éborgné, il militait contre la taxe sur le carburant et pour le référendum d'initiative citoyenne (RIC), mais aussi «pour tous les intérimaires qu'on traite comme des chiens». Il continue à porter les mêmes causes, mais celle de la lutte contre les violences illégitimes de la part des autorités s'est ajoutée à la liste.
Il faut préciser ici que Manu Coisne n'a pas simplement perdu un œil : l'impact traumatique de la grenade lancée à 300km/h lui a enfoncé le plancher orbital et il a perdu toute sensibilité du visage autour de la blessure. Depuis, il doit enchaîner les opérations chirurgicales, notamment pour que l'œil de verre tienne bien en place.
Les douleurs continuent parfois et les cauchemars le privent souvent d'un sommeil qu'il doit provoquer avec des somnifères. Manu repense de façon récurrente au moment de l'impact, il le revit, comme une personne traumatisée par une guerre. Il s'agit d'ailleurs d'une de ses revendications à présent : «Avec les autres mutilés, on voudrait une reconnaissance similaire à celle des victimes de blessures de guerre.»
Hélas, le Gilet jaune trouve que la justice traîne des pieds. Il a porté plainte contre le préfet de police de Paris (Didier Lallement), contre l'Etat et contre le fonctionnaire de police qui a tiré cette grenade d'une façon qui a été jugée non-conforme dans une enquête très détaillée du journal Le Monde. L'opérateur de l'arme a d'ailleurs été clairement identifié. Particularité notable du dossier de Manu Coisne : il a refusé de travailler avec l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) et nous explique qu'il aurait préféré une «institution plus indépendante».
De fait, le parquet de Paris a annoncé le 22 novembre 2019 qu’un juge d’instruction était nommé pour mener cette enquête et une information judiciaire avait été ouverte pour «violences volontaires par une personne dépositaire de l'autorité publique suivies de mutilation ou infirmité permanente». Mais depuis, Manu a simplement perdu un CDD dans l'automobile qu'il devait commencer au moment où il a été touché avant d'en retrouver un autre dans le même secteur.
Il a donc repris sa vie, sans le sentiment d'avoir vu la justice passer pour le moment puisque les échéances au tribunal ne sont pas encore fixées... Mais comme les autres blessés graves, Manu a dû reprendre l'existence avec une vision dégradée, des douleurs et de la colère. Travailleur honnête qui précise qu'il paie ses impôts et se lève à 4h30 pour aller au travail, Manu Coisne explique son combat quotidien : «Quand je ne sais pas faire quelque chose que je savais faire avant, je m'énerve, il y a des tensions parfois, même dans le couple. Il y a le problème de l'aspect physique, c'est plus compliqué de tout faire et j'ai mal... et puis il y a le côté psy. J'évite le miroir le matin et je ne tiens pas longtemps dans un supermarché quand je vois que les gens me regardent bizarrement.»
Avec les autres mutilés, on voudrait une reconnaissance similaire à celle des victimes de blessures de guerre
Surtout, on sent que s'il continuera à militer pour les générations suivantes, Manu Coisne voudrait tourner la page et clore ce chapitre douloureux de sa vie : «Entre les rendez-vous médicaux et de justice, ça fait lourd à porter, on est tout le temps là-dedans. Heureusement, avec tout ça, on a rencontré plein de gens et trouvé beaucoup de soutiens parmi les Gilets jaunes, ça fait du bien.»
Le lendemain de notre rencontre, Manu Coisne avait rendez-vous au tribunal à Paris pour faire reconnaître son droit à l'indemnisation des victimes d'infractions (CIVI). En nous quittant sur le pas de sa porte, il nous a dit, dans un sourire amer : «On va voir combien ça coûte un œil pour eux.»
Mais le lendemain, il s'est déplacé jusqu'à la capitale pour apprendre que le dossier était renvoyé au 8 avril après un changement de juge d'instruction. Seule petite consolation : «On nous a dit que d'une part Manu avait été reconnu comme victime de violence policière par l'IGPN qui a mené son enquête malgré son refus de travailler avec elle et que le procès devrait avoir lieu au cours de l'année», nous a expliqué sa compagne, Séverine, au téléphone. Encore de l'attente donc, mais elle salue une première «petite victoire». En revanche, elle déplore : «Il devait me demander en mariage à Noël, un mois après sa blessure, il l'a fait plus tard, mais ce mariage, il ne le vivra pas de la même manière. Il n'a pas perdu qu'un œil ce jour-là, il a perdu de sa joie de vivre.»
Antoine Boitel et Fabien Rives
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