Coronavirus : face à l'injonction d'unité nationale, les oppositions refusent de se taire
Si les Français attendent chaque jour les annonces gouvernementales, les oppositions tentent d'exister pour livrer leurs réponses face à la crise. Une mission délicate. Alexis Corbière, Patrick Kanner et Lydia Guirous nous livrent leur point de vue.
La crise du Covid-19 a relégué le débat politique au second plan. L'épidémie et les mesures de confinement ont en effet placé l'urgence sanitaire au sommet de l'agenda. Dans cette optique, Emmanuel Macron a précisément employé le terme de «guerre» pour décrire la situation, demandant l'unité et s'attaquant aux «facteurs de divisions» et à tous «ceux qui [voulaient] fracturer le pays». Selon ses mots, il faudrait même s'«immobiliser dans l'unité». Dans ce contexte, il n'est pas simple, pour les différentes oppositions de critiquer les choix faits par le gouvernement, sous peine d'être rangées du mauvais côté, ciblé par Emmanuel Macron. «Cette mode saugrenue de l'union nationale pendant les crises n'est qu'une énième ineptie et soumission à la dictature de l'émotion médiatique collective, mélange de mièvrerie et d'entre-soi contre-productif... On a pu le vérifier durant les attentats islamistes», déplore, pour RT France, la porte-parole des Républicains (LR) Lydia Guirous, notant que «la Chine n'a jamais parlé de guerre lors du Sras [épidémie qui a causé des centaines de morts en Asie entre 2002 et 2003]».
Cette mode saugrenue de l'union nationale pendant les crises n'est qu'une énième ineptie et soumission à la dictature de l'émotion médiatique collective, mélange de mièvrerie et d'entre-soi contre-productif
Le chef de file des sénateurs socialistes (PS), Patrick Kanner, critique, lui aussi pour RT France, mais de manière plus mesurée, l’expression d’unité nationale : «Je préfère l’expression de responsabilité nationale. La responsabilité n’empêche pas d’être critique. Par exemple, nous nous sommes abstenus sur le projet de loi sur l'état d'urgence sanitaire. Cette abstention ne signifie pas qu’on ne reconnaît pas l’urgence qui est devant nous, mais doit nous permettre de dire que nous ne sommes pas totalement d’accord avec les mesures prises, d’abord en matière du droit du travail ou sur les insuffisances de financement de l’hôpital public.»
Car, effectivement, la majorité présidentielle semble bien décidée à ne pas laisser l'opposition monter au créneau sur les éventuels défauts de la gestion de la crise par l'Etat. Dans un tweet publié le 26 mars, le président des députés de La République en marche, Gilles Le Gendre est clair. Pour lui, «les Français ne comprennent pas le double langage de l'opposition : l'étendard de l'unité dans une main ; la dague politicienne dans l'autre». «Veulent-elles gagner la guerre contre le coronavirus ? Qu'elles le prouvent par leur courage. La controverse démocratique, c'est après !», s'exclame-t-il.
Les Français ne comprennent pas le double langage de l'opposition : l'étendard de l'unité dans une main ; la dague politicienne dans l'autre. Veulent-elles gagner la guerre contre le #coronavirus ? Qu'elles le prouvent par leur courage. La controverse démocratique, c'est après ! pic.twitter.com/clkXZQ12gx
— Gilles Le Gendre (@GillesLeGendre) March 26, 2020
Interviewé par nos soins, le député La France insoumise (LFI) Alexis Corbière met pour sa part en garde le gouvernement : «A aucun moment la démocratie ne doit être suspendue. Vu que le président a eu un vocabulaire un peu martial, en évoquant la "guerre", je rappellerai que même pendant la Première Guerre mondiale – je mesure la comparaison – le Parlement jouait son rôle. Nous sommes des Républicains et c’est un cas à toujours garder en tête.» «Que veut-on ? Que l’opposition se taise ? Qu’on dise bravo à tout ? Non, je ne suis pas d'accord !», ajoute l'élu de Seine-Saint-Denis.
Que veut-on ? Que l’opposition se taise ? Qu’on dise bravo à tout ? Non
A entendre Gilles Le Gendre ou Emmanuel Macron, on pourrait ainsi penser que les oppositions, par leurs éventuelles critiques, seraient en mesure de fracturer le pays. De fait, faut-il que l'opposition stoppe toute controverse démocratique parce que l'état de «guerre» est décrété ? Pour les oppositions et nos interlocuteurs, cet argument n'est pas valable. Au contraire, pour Lydia Guirous «il faut une opposition renforcée, innovante et vigilante en période de crise». Alexis Corbière constate de son côté que le gouvernement est bel et bien à l'origine des divisions, en cette période de crise : «Je ne vois pas en quoi les débats que nous posons aujourd’hui gênent. Quand on voit l’état de saturation de nos hôpitaux publics, dans l’incapacité à distribuer des masques... S’il y a des des gens qui doivent s’inquiéter dans le rapport qu’ils ont avec la société, c’est quand même ce gouvernement et, peut-être, les précédents par leurs mauvaises décisions. L’utilité même de la période actuelle fait que tout ceci ne doit pas être oublié. S’il y a des leçons à tirer de tout cela, c’est qu’il y a vraiment d’autres choix à faire, que d’autres choix sont possibles. L’heure viendra de cette discussion.»
Pour Patrick Kanner, la crise exige que cette discussion «revisite la notion de service public, la notion de la place des cols bleus dans notre société, la reconnaissance de l’hôpital public dans un grand système de santé, coûtant de l’argent mais qui correspond à un modèle de société».
Les oppositions politiques veulent incarner une solidarité constructive et critique
L'opposition aimerait de ce fait une attention un peu plus grande, d'autant plus que le gouvernement a depuis plusieurs semaines rétropédalé dans ses actions, tenu une communication maladroite et posé, en début d'épidémie, un diagnostic loin d'être exact concernant le risque de propagation au sein de la population.
Alexis Corbière explique que le but de l'opposition est bien de «corriger» les actions gouvernementales, en se rendant «utile pour sortir de la crise» : «Nous relayons les bonnes préconisations et je saluerai les bonnes décisions, comme lorsque des mesures de confinement ont été prises. Sauf qu'on est souvent dans le flou ! Je suis par exemple intervenu à l'Assemblée pour dénoncer le manque de définition claire et précise de ce qu’est une activité essentielle sur le plan économique [c'est à dire les secteurs impactés par les nouvelles ordonnances du droit du travail]. On est aussi en face de réponses langue de bois du gouvernement qui semble subir les événements, sans les maîtriser. Et puis, quand le président de la République dit aux Français que s'ils veulent aider à vaincre le Covid-19, il faut rester à la maison et, peu après, il invite les gens à aller bosser... ce sont des préconisations contradictoires. Pour moi, ce n’est pas clair. Et le dire, c'est utile au débat. Durant les questions au gouvernement, on a relayé les préconisations de l’OMS, qui recommande de faire des tests. On nous répondait que cela ne servait à rien. Aujourd’hui, on dit que c’est utile. On a demandé des masques... J’observe que, d’une semaine à l’autre, dans les réponses du gouvernement, les choses sur lesquelles ils répondaient négativement, sont aujourd’hui mises en place.»
Le travail de parlementaire d'opposition ne se limite d'ailleurs pas à l'Hémicycle ou au Palais du Luxembourg, mais s'étend sur le terrain, dans la circonscription, pour le député du 93 : «J’ai des relations assez régulières avec le préfet pour l’alerter sur les populations fragiles. Je pose les questions : Que fait-on ? Les épiceries sociales qui ferment, qu’est-ce qu’on fait ? etc. Je crois que notre rôle, c'est aussi l'interpellation, tout en ayant des réflexions par des articles, de déclarations sur d’autres choix possibles, en matière d'investissements publics notamment.»
On voit bien, puisque nous sommes en temps de guerre, que les munitions ne sont pas suffisantes
Des critiques, les oppositions en ont donc, tout en vantant un esprit constructif. Patrick Kanner insiste sur le fait que l'opposition socialiste n'a absolument pas pour objectif de «mettre de l’huile sur le feu» en pleine pandémie, en renonçant par exemple à déposer des recours devant le Conseil constitutionnel sur le projet de loi d'urgence sanitaire : «Il y avait matière pour déposer des recours, mais on ne l'a pas fait. On a pris nos responsabilités. On ne remet donc pas en cause l’urgence sanitaire et le fait que le gouvernement doit avoir tous les moyens pour agir. Cependant, tous les moyens pour agir ne l’exonèrent pas de ses responsabilités antérieures et surtout dans un minimum de respect pour nos libertés publiques.»
L'élu PS évoque notamment une réunion tenue fin février à Matignon, qui avait réuni l’ensemble des partenaires, les présidents de groupe parlementaires et les chefs de partis : «On parlait de pénurie de masques, de tests… Il y a un mois tous les signaux étaient en train de passer au rouge et pourtant les élections municipales se sont tenues.» Patrick Kanner avertit : «Il ne faut pas qu’il y ait d’amnésie. Le président qui s’exprime aujourd’hui ne doit pas oublier les mesures que nous avons combattues depuis deux ans et demi et qu’il a prises dans ce pays… Ce n’est certes pas le président qui a ramené le coronavirus dans notre pays mais on voit bien, puisque nous sommes en temps de guerre, que les munitions ne sont pas suffisantes.» «Tout le monde avec humilité doit se remettre en cause, comment se fait-il qu’un grand pays, comme le nôtre, ne fabrique plus de masques, qu'on soit devenu dépendant en matière de médicaments, que l’hôpital public soit dans une telle situation ?», poursuit Alexis Corbière, anticipant le fait que le XXIe siècle sera «sans doute celui des épidémies».
Sur les responsabilités, on sent d'ailleurs les oppositions passablement agacées. Elles notent que le gouvernement et la majorité LREM cherchent déjà à culpabiliser l'ensemble de la classe politique, lorsque le temps de l'inventaire post-crise viendra. «Ils essaieront de remonter le plus loin possible dans les responsabilités des autres gouvernements», prédit le sénateur Patrick Kanner, qui pointe du doigt les atermoiements du gouvernement : «Entre-temps, il y aura eu des milliers de morts, avec surtout un exécutif qui était à la manœuvre. Or, le confinement aurait dû être plus rapide. Et personne ne m’expliquera qu’on pouvait dire le jeudi [12 mars], avant le premier tour de l'élection municipale, qu’on pouvait faire croiser des milliers de Français dans les bureaux de vote le 15 mars et le lundi soir [16 mars] confiner. Il y a quelque chose qui ne colle pas.»
Il y a une manière de nous embarquer pour dire "tous responsables, donc finalement personne responsable", c’est une manœuvre politicienne
Pourtant, à entendre le gouvernement, les oppositions s'étaient prononcées en faveur de la tenue du premier tour. Les macronistes tentent de développer une responsabilité collective en affirmant que personne, politiques compris, n'avait pu prévoir cette crise et donner ses solutions. Un faux procès avec, de surcroît, un «mensonge», selon Alexis Corbière : «Il y a une manière de nous embarquer pour dire "tous responsables, donc finalement personne responsable", c’est une manœuvre politicienne avec un mensonge. Jamais Jean-Luc Mélenchon, ni qui que ce soit, n’a été invité à donner son avis sur le maintien ou non des élections municipales. Nous n’avions pas, par ailleurs, tous les éléments scientifiques que le gouvernement avait pour juger.» Le propos est corroboré par Patrick Kanner, qui se permet de défendre le président LR du Sénat Gérard Larcher, aujourd'hui accusé par certains macronistes d'avoir fait pression sur le chef de l'Etat pour maintenir le premier tour : «Ne demandez pas à l’opposition d’avoir les mêmes informations que l’exécutif peut avoir… Quand le président de la République interroge Gérard Larcher – qui n’est pas ma sensibilité – pour essayer de le convaincre qu’il ne fallait pas organiser des élections municipales... Cela veut donc dire que le président estimait en son for intérieur qu’il ne fallait pas faire les élections municipales. Donc il ne fallait pas les faire. S’il en était persuadé, en toute conscience, en toute responsabilité, il ne fallait pas les maintenir et ne pas prétexter le comité scientifique. Mais là, vous voyez bien qu’il y a eu des milliers de contaminations pendant ces élections.»
Le temps médiatique est à la parole officielle... au détriment des opposants politiques
Malgré ce discours d'alerte, l'opposition n'a pas une cote de popularité flamboyante. 72% des Français, dans un sondage Odoxa du 27 mars, estiment ainsi que l'opposition n'est pas à la hauteur de la situation. Une étude qui relève malgré tout une légère contradiction dans l'opinion : si 65% des sondés pensent en parallèle que «le gouvernement n’est pas à la hauteur de la situation», les cotes d'Edouard Philippe et d'Emmanuel Macron progressent. Pour Odoxa, cela reste logique puisqu'il s'agirait d'«un réflexe d’union nationale». Ces chiffres peuvent probablement s'expliquer par l'une des conséquences de cette crise : le couple exécutif Emmanuel Macron/Edouard Philippe, épaulé par le ministre de la santé Olivier Véran et la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye, inondent les médias. Et l'opposition a bien du mal à rester visible. «Là il y a des effets d’illusions, les gens écoutent particulièrement la parole du gouvernement, cela ne veut pas dire, pour autant, qu’à long terme, les gens considèrent qu’il n’y a rien de critiquable dans toute cette période», analyse Alexis Corbière, qui en profite pour mettre en cause le traitement médiatique.
Il est évident que la crise permet au gouvernement d'étouffer l'expression de l'opposition et que par ailleurs toute voix discordante sera clouée au pilori médiatique avant même d'avoir été analysée
Dans cette logique, son collègue Adrien Quatennens a d'ailleurs adressé un courrier au CSA le 27 mars «après avoir constaté la sous-représentation des forces d’opposition dans les principales matinales et émissions politiques depuis le début de cette crise» : «Si la parole des scientifiques est nécessaire dans ces émissions, la parole politique apparaît désormais presque réservée au gouvernement. En citoyens avant tout, les auditeurs et téléspectateurs ont droit à la pluralité politique dans les médias.» Alexis Corbière prolonge le raisonnement : «On trouve qu'il y a quand même une petite disparition des oppositions au sens large. Le service public a fait une émission [sur le Covid-19, le 26 mars] où on a été totalement effacés. Je ne défends pas que LFI. Tout le monde doit participer au débat, l’enrichir, faire entendre ses critiques…» «Il est évident que la crise permet au gouvernement d'étouffer l'expression de l'opposition et que par ailleurs toute voix discordante sera clouée au pilori médiatique avant même d'avoir été analysée, c'est regrettable», avance Lydia Guirous, qui prend l'exemple du débat sur la chloroquine, qu'elle défend comme étant «actuellement le seul traitement dont nous disposons dans le monde...»
Je pense qu’à un moment donné, on s’expliquera devant la nation
Quant à Patrick Kanner, il ne souhaite pas cumuler les interventions médiatiques pour exprimer «les défaillances et les faiblesses d’appréciation du gouvernement» : «Aujourd’hui ce qu’il faut, c’est sauver des vies. Je pense qu’à un moment donné, on s’expliquera devant la nation. Ce sera le rôle du Parlement que de contrôler l’action qui a été menée par le gouvernement. Mais à ce stade, il ne faut pas rajouter de la crise à la crise. C’est inutile.»
L'opposition tente de trouver un juste milieu dans cette phase incertaine : elle redoute d'être accusée d'être dans la politique politicienne en cas de reproches trop virulents, tout en s'efforçant d'apporter sa contribution critique d'alerte. «Je crois qu'il ne faut pas prendre les Français pour des idiots, ils savent très bien voir lorsqu'une opposition est productive en termes d'intérêt général, cela a toujours été le cas pendant les deux conflits mondiaux ou la décolonisation», conclut Lydia Guirous. En plein climat de défiance politique, reste à convaincre les Français que les oppositions agissent bel et bien en ce sens.
Bastien Gouly