Qui est EU DisinfoLab, à l'origine de l'étude sur le gonflage «russophile» de l'affaire Benalla ?
Une étude d'une ONG aux méthodes suspectes a fait grand bruit dans les médias, accusant la Russie, via ses soutiens, d'avoir amplifié la portée de l'affaire Benalla sur Twitter. Olivier Berruyer a enquêté sur l'organisation et ses fondateurs.
Benalla ? Encore un coup des Russes évidemment ! Comment n'y avait-on pas pensé plus tôt ? Heureusement, l'«ONG» EU DisinfoLab veille au grain. Prétendant lutter contre la désinformation, l'organisation a publié une étude, reprise abondamment dans les médias, qui «démontre» que près de la moitié des tweets sur l'affaire Benalla ont émané de comptes Twitter «pro-Mélenchon», «pro-Rassemblement national» et bien sûr, last but not least, «russophiles», dont certains seraient des comptes automatisés.
Après avoir annoncé le chiffre fantaisiste de 11 millions, ce serait finalement pas moins de 4 millions de tweets publiés par quelque 250 000 personnes qui auraient fait résonner l'affaire Benalla sur le réseau social, selon EU DisinfoLab et son co-fondateur Nicolas Vanderbiest. Sur ces 4 millions, 1,8 million de tweets proviendraient de 2 600 comptes. 1% de ces comptes auraient donc publié 44% du contenu concernant cette affaire.
Le 8 août, l'ONG a finalement publié les dernières conclusions de son étude, plus nuancées que ce qu'avait d'abord annoncé Nicolas Vanderbiest le 30 juillet dernier, ne faisant plus état d'une quelconque influence russe.
Le blog Les Crises, spécialisé dans l'économie et la géopolitique et animé par Olivier Berruyer a néanmoins publié un décryptage complet en deux parties ces 7 et 9 août, dans lequel il a largement enquêté sur l'identité de EU DisinfoLab. D'emblée, l'auteur rappelle que ces chiffres annoncés par l'ONG ne sont pas si surprenants quand on connaît le fonctionnement de Twitter. En effet, plus de 80% des utilisateurs ne twitteraient quasiment pas. Olivier Berruyer rappelle qu'en France, «selon les chiffres Médiamétrie de mai 2017, Twitter comptabilise 21,8 millions d’utilisateurs mensuels et 4,3 millions d’utilisateurs par jour. Ainsi, 4 millions de tweets sur l’affaire Benalla pour 4 millions d’utilisateurs quotidiens, cela semble raisonnable vu l’ampleur du scandale qui s’affichait à la une de tous les médias».
Etre russophile, c'est mal, selon le gouvernement français
Cette «étude» tombant à pic, le porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux s'était empressé de déclarer lors du compte-rendu du Conseil des ministres du 3 août «se réjouir que toute la transparence soit faite sur la diffusion de ce type de messages». Il a également jugé positive une initiative du groupe de centre-droit Agir, qui a demandé à Philippe Bas, le président de la commission d'enquête du Sénat sur l'affaire Benalla, de faire en sorte que la commission se saisisse de «la manipulation attribuée aux comptes russophiles sur Twitter pour déstabiliser l'exécutif français». Que signifie le terme russophile dans l'entendement de ces accusateurs ? De quoi se demander en quoi être russophile serait répréhensible.Imaginons le terme francophile ainsi galvaudé et la réaction qu'aurait la France...
Commentant les résultats de cette «étude», l'économiste Jacques Sapir s'interroge sur l'usage qui en est fait par le porte-parole du gouvernement afin «de déconsidérer tous ceux qui s’interrogent à juste titre sur l’affaire Benalla». Il rappelle également que la résonance de l'affaire ne s'est pas seulement fait sentir sur Twitter mais également dans les médias traditionnels comme les chaînes de télévision, qui ont enregistré des pics d'audience du 19 juillet au 1er août.
EU DisinfoLab, une «ONG» aux partenaires éloquents
Ainsi, le blog Les Crises démontre que EU DisinfoLab, ONG basée à Bruxelles, est clairement liée aux structures de l'Union européenne (UE) et brasse un certain nombre de conflits d'intérêts avec des entreprises privées liées à ses fondateurs. L'un d'entre eux, Nicolas Vanderbiest se présente souvent comme «doctorant». Or, sur le site de l'Université catholique de Louvain on se rend compte assez rapidement que l'homme est en réalité titulaire d'un Master en communication obtenu en 2013, et donne des cours de Media training.
En outre, l'ONG qui compte l'UE parmi ses partenaires envisage de lui demander des financements pour les années à venir comme cela est mentionné dans un article documenté d'Arrêt sur Images. Mais ce n'est pas tout. L'ONG EU DisinfoLab ne cache pas l'identité de ses puissants partenaires parmi lesquels figure le célèbre et influent Think tank Atlantic Council.
Atlantic Council est l'un des organes d'influence américains les plus puissants dans le monde. La liste des membres honoraires de son conseil d’administration publiée par Les Crises est édifiante. On y retrouve pas moins de neufs anciens ministres américains, des hauts gradés de l'armée US, un ancien directeur de la CIA et un ancien directeur du FBI.
La guerre contre l’Occident est une guerre contre la Vérité
En outre, Olivier Berruyer rappelle que le 17 mai, EU DisinfoLab était partenaire d’une conférence organisée par la fondation Open Society de George Soros. Autre partenaire notoire de EU DisinfoLab, Defending Democracy dont la profession de foi est d'une éloquence déconcertante. «La Russie de Vladimir Poutine a lancé une guerre hybride contre l’Occident», n'hésite pas à alerter l'organisation qui précise qu'il s'agirait d'une «guerre contre la Démocratie, l’Etat de droit et notre mode de vie». Sur un ton apocalyptique digne d'un scénario hollywoodien, le texte poursuit : «L’ennemi veut perturber notre société, discréditer nos institutions et miner notre confiance pour que nous nous retournions contre nous-mêmes.» Avant de conclure sur une phrase surréaliste : «La guerre contre l’Occident est une guerre contre la Vérité».
Où est l'esprit critique ?
Malgré toutes ces attaches pour le moins partisanes et clairement liées à des organismes gouvernementaux, l'«ONG» EU DisinfoLab n'a pas attiré la suspicion des médias français, loin s'en faut. De BFM TV à L'Opinion, en passant par Libération, une partie de la presse française s'est empressée de relayer ces allégations.
A la lecture du décryptage minutieux d'Olivier Berruyer, on se demande comment se fait-il que le gouvernement et la plupart des médias français se soient jetés, sans de plus amples vérifications, sur des informations peu tangibles, réalisées par une entité dont l'impartialité pose question, pour essayer de trouver une cause improbable à une situation pourtant simple : l'affaire Benalla a choqué les Français et ils en ont abondamment parlé.
Heureusement, dans cet emballement, quelques journalistes ont su faire preuve d'esprit critique, comme ce fut le cas de Géraldine Woessner, qui a immédiatement pointé le ridicule de cette obsession, et cela avec le hashtag #BullshitDetector.
Donc, cette « étude » montre que 11% des tweets sur l’affaire #Benalla émanent de comptes ayant une « correspondance » (sic) avec « l’écosystème russophile. » Et cela fait un article !!! Celle-là va me faire mes vacances :-) #BullshitDetectorhttps://t.co/WSt47pgxsu via @BFMTV
— Géraldine Woessner (@GeWoessner) 3 août 2018
Un fichage illégal ?
Après avoir vu leur nom figurer dans l'une des deux listes mises en ligne par EU DisinfoLab le 8 août, de nombreux internautes indignés ont annoncé avoir porté plainte auprès de la Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés (CNIL). Celle-ci a décidé de se saisir du dossier le 9 août, rappelant que «la collecte et le traitement de données à caractère personnel sont soumis au RGPD (Règlement général sur la protection des données)».
CP | Etude réalisée à partir de messages postés sur Twitter : la @CNIL est saisie du dossier → https://t.co/Shz7777tevpic.twitter.com/D1czRLxG42
— CNIL (@CNIL) 9 août 2018
Lire aussi : «L'écosystème russophile» sur Twitter derrière la propagation de l'affaire Benalla ?