Stigmatisante ou salutaire ? Les féministes divisés sur la pénalisation du harcèlement de rue
La pénalisation du harcèlement de rue aurait pu être accueillie favorablement, vu le nombre de femmes qui en sont victimes. Mais certains féministes l’accusent de masquer une dérive raciste et la polémique envahit la presse.
Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat chargée de l’égalité entre les hommes et les femmes, a détaillé sur BFM TV son projet de pénalisation du harcèlement de rue le 12 septembre 2017.
Insultes, drague appuyée, phrases sexistes, menaçantes, gestes déplacés, qui font partie du quotidien des femmes dans l'espace public dès leur enfance, seront désormais verbalisés. Selon une étude du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCEfh) parue en avril 2015, 100% des femmes qui prennent les transports en commun ont déjà subi au moins une fois dans leur vie une forme de harcèlement sexiste ou une agression sexuelle. Si tout le monde s’accorde à dire que le phénomène est réel, sa pénalisation ne plaît pas à tout le monde. Et curieusement, ce sont certaines féministes qui montent au créneau dans les médias pour dénoncer cette loi, ou tout au moins demander des aménagements à la ministre.
Des réserves émises par les militants luttant contre le harcèlement de rue
Faut-il mettre en cause une quelconque maladresse de la secrétaire d'Etat ? Ses propositions contre le harcèlement de rue n’ont rencontré ni les faveurs de «Stop Harcèlement de Rue», ni celles de «Paye ta Schnek», deux réseaux collaboratifs militant notamment contre les violences faites aux femmes.
«Paye ta Schnek» recense depuis 2012 les amabilités proférées par les hommes sur la voie publique, du type «Viens par ici salope, je vais te casser les reins !» à Nice ou «Hé, madame ! Tu vois ta fille ? J’vais lui défoncer l’minou» à Nîmes... Pourtant, le réseau montre un enthousiasme modéré envers le projet de Marlène Schiappa et sur sa page Facebook il est noté que des questions ont été posées à la secrétaire d'Etat au cours de réunions dédiées. Selon «Paye ta Schnek», aucune de ces questions ne trouve de réponse satisfaisante dans la proposition de la ministre.
Les responsables des deux réseaux émettent des réserves vis-à-vis du projet, selon un article de L’Obs daté du 19 septembre. Elles apprécient toutefois l’idée de la pénalisation. Anaïs Bourdet, la fondatrice de «Paye ta Schnek», dit même dans l'article : «Vouloir pénaliser, c'est une bonne chose, c'est un message fort pour dire que "le harcèlement sexiste n'est pas toléré".» Mais elles se posent des questions sur sa mise en œuvre, sachant qu'une femme peut rarement prouver qu’elle s’est fait harceler dans la mesure où les interventions des hommes sont furtives. La Belgique, qui a lancé le même type de mesure, n’a ainsi recueilli que trois plaintes en 2015. Elles s’inquiètent aussi que victimes et harceleurs se retrouvent à nouveau face à face car ces derniers sont parfois violents.
L’autre point de friction concerne le déploiement de 10 000 agents qui devront verbaliser les hommes harceleurs. Les deux femmes estiment que les policiers déjà présents sur le terrain ne sont pas formés à l'accueil des femmes victimes de violences sexistes. Les deux femmes qui recueillent des informations de terrain estiment que les mesures adoptées ne tiennent pas compte des réalités auxquelles elles ont été confrontées. Les responsables des deux réseaux craignent le risque de «stigmatisation». «Comment on les déploie ? Dans quelles zones ? Nous voyons d'ores et déjà venir une stigmatisation des quartiers populaires. Or le harcèlement existe dans tous les milieux», questionne Anaïs Bourdet.
Cette pénalisation encouragerait-elle le racisme ? Les progressistes s’affrontent par voie de presse
Comme Anaïs Bourdet, des sociologues, chercheurs ou citoyens se préoccupent des dommages collatéraux potentiels de cette loi. Un groupe d’universitaires dont fait partie le sociologue Eric Fassin a même signé une tribune le 26 septembre dans Libération qui fustige cette pénalisation. Les auteurs de ce texte, intitulé «Contre la pénalisation du harcèlement de rue», observent en particulier que la loi semble être conçue à dessein, pour opprimer une certaine catégorie de personnes.
[Tribune] Contre la pénalisation du harcèlement de rue https://t.co/Vdj0KboMDLpic.twitter.com/nLJUXSrhjZ
— Libération (@libe) 27 septembre 2017
[La pénalisation du harcèlement de rue] vise les populations qui l’occupent, lesquelles appartiennent souvent aux fractions paupérisées et racisées
«On peut donc légitimement se poser la question de la volonté de pénaliser [...] En insérant la catégorie "harcèlement de rue" dans le domaine pénal, la rue devient précisément la cible renouvelée des politiques publiques», peut-on lire dans cette tribune. Et ses auteurs de développer un argumentaire selon lequel «du même coup, elle vise les populations qui l’occupent, lesquelles appartiennent souvent aux fractions paupérisées et racisées».
Une considération qui a immédiatement indigné Jack Dion, le directeur adjoint du magazine Marianne. Il a relevé dans un édito sarcastique du 27 septembre : «Voilà comment on réussit une double performance de haut vol : Considérer que les "racisés" constituent l’essentiel du bataillon des harceleurs de rue.» L’éditorialiste déplore également que selon les termes de la tribune de Libération, «des harcelés par la police ne peuvent devenir harceleurs de femmes, ou alors leur statut de harcelés doit tenir lieu de circonstance atténuante».
Le harcèlement de rue devenu lieu d’affrontement idéologique
A travers ces polémiques dans les médias, le débat paraît échapper aux victimes comme lors d'autres discussions portant sur le harcèlement. Ainsi, en mai 2017, à quelques jours des législatives, les esprits s’étaient-ils échauffés au sujet du harcèlement de rue supposé du quartier de la Chapelle à Paris, quartier délaissé, sale et chaotique. Une mobilisation anti-harcèlement de rue avait alors été organisée sur place par Babette de Rozières, candidate Les Républicains (LR) aux législatives dans la 17e circonscription.
Des lignes de fracture étaient alors apparues entre les défenseurs des migrants qui estimaient que cette population était pointée du doigt à des fins politiques, et d'autres (parmi lesquels des partisans LR ou de mouvances identitaires ou nationalistes) estimant que l’état d’incurie du quartier était scandaleux. Ce débat idéologique avait mené à une confiscation de la parole des riveraines dont un grand nombre confirmaient sur les réseaux sociaux qu’elles se faisaient en effet harceler, sans incriminer pour autant spécifiquement les migrants. Les querelles politiques sur la stigmatisation avaient pris toute la place, ce qui semble se produire, cette fois encore, à propos du projet de pénalisation.