Directeur du Centre européen d'analyses stratégiques, Philippe Migault est spécialiste des questions stratégiques. Pour RT France, il revient sur le succès du Team Rafale en Inde et sur les enjeux et les perspectives qu'un tel contrat implique.
La livraison du premier Rafale à l’armée de l’air indienne, qui s’est déroulée hier à Mérignac, n’est pas seulement une date emblématique. Elle est l’aboutissement de dix-huit années d’efforts pour le Team Rafale : Dassault Aviation, Thales, Safran, MBDA et leurs dizaines de sous-traitants. Dix-huit ans de compétition sans pitié depuis le lancement de la compétition MMRCA (Medium-Multi Role Combat Aircraft) en 2001, face aux meilleurs avionneurs du monde. Lockheed-Martin, Boeing, MIG, Airbus, Saab : hormis Sukhoï – déjà engagés sur deux autres programmes avec l’Inde – tous étaient en lice sur le plus dur marché de l’armement qui soit.
Car l’Inde est un cas à part. New Delhi est, parmi les puissances majeures, le seul Etat qui tranche parmi les compétiteurs essentiellement en fonction de la stricte qualité technique du dossier et du matériel proposé. La Chine est un client captif de la Russie. L’Europe, pour l’essentiel, des Etats-Unis. L’Inde, elle, achète à tous, en fonction de ses besoins et du mieux-disant, insensible aux pressions. Elle veut une défense antiaérienne élargie de très haut niveau ? Elle prend le S-400 russe. Un avion de transport stratégique moderne ? Elle se tourne vers le C-17 américain. Un avion de combat au sommet de l’art, apte à toutes les missions ? Elle achète le Rafale.
Certes, relèveront les connaisseurs, Dassault n’a placé que 36 appareils, au lieu des 126 prévus par la compétition MMRCA. Certes, il n’était pas en compétition contre le F-22 (non proposé à l’export) ou le F-35.
Il n’en a pas moins démontré qu’il était la meilleure offre sur le marché même s’il ne correspond pas au cahier des charges –relevant surtout du marketing – des avions de cinquième génération. Appareil de la génération 4++, combat-proven, bimoteur, apte à la supercroisière, discret, disposant d’une capacité d’emport importante, d’une électronique embarquée et de capacités d’autodéfense de pointe, il est, à coûts maîtrisés, sans rivaux pour quelques années encore.
Et cette victoire est d’autant plus méritante que l’Inde n’est pas seulement exigeante au point de faire perdre fréquemment leurs nerfs à ses fournisseurs. Elle est aussi l’un des Etats les plus corrompus du monde. A ce titre, le moindre contrat d’armement fait l’objet de rumeurs de corruption visant à le faire capoter, la presse indienne soufflant sur les braises, favorisant telle ou telle entreprise en fonction des intérêts de ses reporters.
Opposé aux Américains (experts de ce genre d’agit-prop), aux Russes, qui comptent de très nombreux partisans dans les milieux de la défense indienne, le Team Rafale a donc aussi réussi un sans faute sur le segment de la transparence en ce qui concerne les modalités financières du contrat. Il est vrai que les compensations offertes pour remporter ce dernier sont loin d’être négligeables même si l’on a connu des contrats bien plus extravagants de ce point de vue pour Dassault, notamment aux Emirats Arabes Unis.
Mais le jeu en vaut la chandelle. Car Dassault pourrait transformer l’essai et vendre plusieurs dizaines de Rafale supplémentaires à l’Inde à court terme, c’est-à-dire, pour un marché d’armement, dans les deux à trois ans qui viennent.
Il s’agirait cette fois, au minimum, d’une tranche de 36 appareils supplémentaires, le nombre total d’engins étant susceptible d’être bien plus élevé en fonction des desideratas exprimés par l’armée de l’air et la marine indiennes. On évoque, selon les sources, 64 à 72 appareils supplémentaires pour l’armée de l’air.
Mais il y a un gros hic. Ces appareils sont censés être produits en Inde si New Delhi les acquiert, afin de se conformer au principe du make in India défendu depuis 2014 par l’administration indienne. Or coproduire avec des partenaires indiens un objet de très haute technologie comme le Rafale sera tout, sauf un exercice aisé. Demandez aux Russes de Sukhoï s’il est facile de travailler avec HAL (Hindustan Aeronautics Limited)… Dassault et ses partenaires n’accepteront certainement pas de payer la note si des appareils produits par d’autres qu’eux se révèlent non opérationnels.
Ils doivent donc simultanément ménager les susceptibilités indiennes, ne pas offrir d’arguments aux factions qui s’opposent en Inde à l’achat de nouveaux avions français, tout en empêchant d’autres avionneurs de tenter de revenir dans le jeu. La gageure est de taille mais les Français commencent à avoir une bonne expérience de cette problématique du make in India et des contorsions dignes d’un fakir qu’elle impose. Naval Group, qui construit sur place une demi-douzaine de sous-marins Scorpène, a de ce point de vue un solide dossier RETEX.
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