Avant la nomination du successeur de Theresa May, l'historien John Laughland revient sur les traits du probable nouveau Premier ministre britannique Boris Johnson et les défis qui l'attendent avec le Brexit, dont dépend la survie des Conservateurs.
Quand un journaliste dans les années soixante demanda au Premier ministre conservateur emblématique, Harold McMillan, ce qui pourrait faire dévier le gouvernement de son cap, il répondit : «Les événements, mon cher, les événements.» S’il en est ainsi de tous les gouvernements, celui qui sera annoncé cette semaine à Londres sous la présidence de Boris Johnson sera vulnérable non seulement aux événements futurs, par définition imprévisibles, mais aussi de par le lourd héritage du mandat catastrophique de son prédécesseur.
Comme si la crise qui s’intensifie actuellement dans le Golfe, et qui risque peut-être de dégénérer en conflit armé, n’était pas suffisante pour préoccuper le nouveau locataire du 10 Downing Street, les démissions en série qui sont attendues d’une douzaine de ministres ennemis de Johnson, dont le Chancelier de l’Echiquier qui a pré-annoncé sa démission dimanche en direct à la télévision, et qui a été suivie le 21 juillet au matin par un ministre d’Etat au Foreign Office, montrent à quel point l’assise du pouvoir du nouveau Premier ministre sera extrêmement fragile.
Les Conservateurs ayant perdu leur majorité absolue aux élections anticipées de 2017 – décidément, Theresa May n’a fait que cumuler les défaites – le nouvel élu hérite d’un parti profondément divisé sur la question européenne, ce qui fait qu’il n’a pas vraiment de majorité à la Chambre des communes sur la question la plus brûlante, le Brexit. Enhardis, les ennemis du Brexit au sein du Parti conservateur, dont le mot d’ordre est «pas de Brexit sans accord» – ce qui revient à refuser le Brexit en tant que tel car, justement, il n’ya pas d’accord actuellement – se disent déterminés à tout faire pour empêcher Boris à acter le Brexit le 31 octobre sans accord. Ils se disent même prêts à voter contre leur propre gouvernement dans un vote de non-confiance, ce qui théoriquement pourrait avoir lieu le 25 juillet avant la pause estivale qui dure jusqu’au 3 septembre.
Biographe de Churchill, Boris Johnson sait combien les qualités d’homme d’Etat sont essentielles dans ces conditions d’extrême fragilité politique.
Plus probable est le scénario selon lequel Boris Johnson deviendra Premier ministre mais ne sera soumis à un vote de non-confiance qu’à la rentrée, après avoir pu rencontrer ses homologues européens y compris au sommet du G7 à Biarritz fin août. Dans la mesure où il poursuivra un Brexit sans accord, il sera contesté avec violence au sein de son propre parti. La poignée de rebelles travaillistes qui a annoncé son intention de voter pour un Brexit sans accord si nécessaire ne sera peut-être pas suffisante pour lui permettre de remporter un vote à la Chambre des communes. La suspension du Parlement pour faire taire la Chambre des communes semble politiquement et peut-être même légalement impossible.
Autrement dit, si les Européens continuent à refuser tout amendement à l’accord négocié par Theresa May en novembre, Boris Johnson se trouvera dans la même position impossible qu’elle : incapable d’avancer ou de reculer, son gouvernement n’aura duré que quelques mois. Il est évident que Bruxelles à tout intérêt à rendre la vie aussi difficile que possible à celui qui est l’un des auteurs de l’euroscepticisme britannique, ayant été, dans les années quatre-vingt, correspondent du Daily Telegraph à Bruxelles d’où il envoyait ses dépêches tournant la Commission européenne systématiquement en ridicule. Les 27 et la Commission veulent surtout démontrer que l’on ne peut pas quitter l’Union européenne sans en faire les frais, car si le Royaume-Uni réussissait son Brexit, cela risquerait de donner des idées à d’autres pays éventuellement tentés par la porte de sortie.
Biographe de Churchill, Boris Johnson sait combien les qualités d’homme d’Etat sont essentielles dans ces conditions d’extrême fragilité politique. Celui qui devint Premier ministre le 10 mai 1940 fut, lui aussi, très contesté par son propre parti. Pour ses ennemis, sa nomination ne devait être que provisoire, Neville Chamberlain, son prédécesseur, ayant gardé la président du Parti conservateur et Lord Halifax, le ministre des Affaires étrangères, continuant à nouer des contacts avec Hitler par des intermédiaires suédois et italiens et à l’insu de son premier ministre. La radicalité avec laquelle Churchill démontra sa résolution absolue de tenir tête à l’Allemagne et de ne pas signer une paix séparée, notamment en coulant la flotte française à Mers-el-Kébir en juillet 1940, doit être comprise comme une façon d’asseoir son pouvoir personnel pour renforcer sa position au sein de son propre gouvernement. La leçon est claire : dans une situation où la survie nationale est en cause, les ennemis intérieurs sont aussi redoutables que les ennemis extérieurs.
Si le Parti conservateur n’acte pas le Brexit, il sera détruit électoralement
Connaissant personnellement Boris Johnson, je doute qu’il ait le même caractère impitoyable que son illustre prédécesseur. C’est au contraire un homme affable, intelligent, cultivé et drôle mais qui semble ne pas avoir le penchant d’abattre ses ennemis. Sa meilleure arme, c’est son charme. Mais est-ce suffisant pour faire reculer les Européens et leur faire avaler un nouvel accord renégocié ? Certainement pas.
Par contre, Boris Johnson a bien saisi une vérité qui sera peut-être la clé d’une détermination à en découdre tant avec Bruxelles qu’avec ses ennemis intérieurs. Cette vérité, la voici: si le Parti conservateur n’acte pas le Brexit, il sera détruit électoralement. Aux européennes en mai, ce Parti n’a recueilli que 9% des voix, un peu plus que le tiers de son plus mauvais score historique (25% aux élections municipales en 1995). En cas d’un nouvel échec sur la Brexit, par Boris Johnson cette fois, le Brexit Party du brillantissime Nigel Farage détruira le Parti conservateur et enlèvera aussi une bonne partie de son électorat au Parti travailliste. En se disant déterminé à acter le Brexit quoi qui arrive, Boris Johnson sait pertinemment que se joue sa propre survie politique.
Les Européens auront tort de sous-estimer la profondeur du sentiment indépendantiste au Royaume-Uni et l’intensité de l’opinion majoritaire anti-UE
Plus généralement, les Européens auront tort de sous-estimer la profondeur du sentiment indépendantiste au Royaume-Uni et l’intensité de l’opinion majoritaire anti-UE. Cette opinion n’est pas une exception britannique – elle est partagée par de nombreux peuples du continent – mais la spécificité britannique consiste dans le fait qu’elle a conquis une grande partie de l’establishment politique et économique. Après des décennies de reflexion mûre par de très nombreux intellectuels et politique britanniques sur l’UE, il sera impossible de remettre le génie de l’euroscepticisme dans la bouteille, comme le souhaite Bruxelles et une partie de la classe politique à Londres, même dans l’hypothèse d’une défaite du Brexit en octobre.
La médiocre madame May et son Chancelier sinistre, Philip Hammond, ont hélas réussi à mettre leur successeur dans une situation presqu’impossible. Avec leur détermination à détourner le résultat du référendum de 2016 en actant un Brexit seulement théorique qui continuerait à lier le Royaume-Uni à l’ordre juridique de l’Union européenne (par le biais d’une union douanière ou même de l’appartenance au marché unique), ils ont voulu obliger leur successeur à se battre les mains liés. Mais c’est justement dans des circonstances impossibles que les hommes de courage réussissent l’impossible. Et parmi ses nombreuses qualités – je n’évoquerai pas ses défauts, qui sont bien connus – Boris Johnson a très certainement du courage. Nous voici donc partis pour trois mois hautement intéressants et intenses.
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