Spécialiste des questions européennes, Pierre Lévy dirige la rédaction du mensuel Ruptures. Précédemment, il a été journaliste au sein du quotidien L’Humanité, ingénieur et syndicaliste. Il est l’auteur de deux essais et un roman.

Le nouveau «mouton noir» roumain prend la présidence du Conseil de l’UE

Le nouveau «mouton noir» roumain prend la présidence du Conseil de l’UE© Daniel Mihailescu
Drapeaux de l'Union européenne et de la Roumanie à Bucarest lors d'une manifestation contre la corruption en mars 2018.
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La présidence du conseil de l’UE qu’exerce Bucarest pour six mois s’inscrit dans un contexte conflictuel où Bruxelles entend s’immiscer dans les affaires de la Roumanie, détaille Pierre Lévy, rédacteur en chef du mensuel Ruptures.

Le gratin bruxellois s’est déplacé les 10 et 11 janvier à Bucarest : il s’agissait de lancer officiellement la présidence tournante du Conseil de l’UE qui est désormais exercée par la Roumanie. Ce pays a ainsi pris, le 1er janvier, le relais de l’Autriche, et ce jusqu’au 30 juin, date à laquelle la Finlande lui succédera.

Le calendrier est connu depuis longtemps, mais, du point de vue de Bruxelles, l’arrivée de Bucarest à cette fonction importante dans les rouages législatifs de l’Union tombe au plus mal.

Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, confiait ainsi fin décembre que le gouvernement roumain était certes «techniquement bien préparé» mais qu’il n’avait «pas encore pleinement compris ce que signifie présider les pays de l'UE». Derrière cette perfidie se cachent des relations qui n’ont cessé de se dégrader entre Bruxelles et la Roumanie.

Pour comprendre les contentieux accumulés, il faut remonter à l’entrée de la Roumanie dans l’UE en 2007

Devant les officiels roumains et communautaires, Juncker a mis en garde ses hôtes : la décriminalisation de certains faits de corruption, et l’amnistie pour les responsables politiques qui y seraient impliqués constitueraient des «retours en arrière inacceptables». L’UE «ne peut faire de compromis sur l’Etat de droit», a martelé le patron de la Commission.

De son côté, le président du Conseil européen, Donald Tusk, a exhorté le gouvernement roumain à «ne pas diverger», et affirmé que l’Union européenne apporterait son soutien à «tous ceux qui défendent les valeurs européennes», ce qui pouvait constituer un encouragement aux maigres centaines de manifestants anti-gouvernementaux et pro-UE qui s’époumonaient à proximité.

De son côté, le gouvernement roumain a choisi comme mot d’ordre de sa présidence : «la cohésion, une valeur européenne». Entre les lignes, le slogan sonne comme une opposition à la Commission qui vient de proposer que les fonds européens ne soient attribués qu’aux pays respectant «l’Etat de droit».

Pour comprendre les contentieux accumulés, il faut remonter à l’entrée de la Roumanie dans l’UE en 2007. Le pays accédait alors à la manne des fonds européens. L’adhésion a aussi accéléré une forte émigration de la main d’œuvre (à bas prix) vers l’Ouest (au moins 20% de la population active s’est expatriée) ; et permis aux grands groupes occidentaux d’opérer une véritable colonisation de l’économie. La Roumanie disposait, à l’issue des années Ceausescu (jusqu’en 1989), d’une base industrielle nationale forte.

Mais, de même que la Bulgarie, elle avait dû attendre trois années de plus que la plupart des pays d’Europe centrale pour intégrer l’Union européenne, du fait de l’état de clientélisme et de corruption qui a fleuri dans les années «post-communistes». Bruxelles a toujours laissé ces deux Etats «sous surveillance», installant même des mécanismes dits «anti-corruption» extérieurs au pouvoir politique.

La corruption apparaît surtout comme un prétexte pour l’immixtion ouverte des dirigeants européens et américains dans la politique intérieure du pays

Ceux-ci – tels le parquet spécial anti-corruption – ont constitué un levier d’action très influencé par les dirigeants étrangers. Mi-2015, le Premier ministre social-démocrate (PSD) Victor Ponta avait été contraint à la démission et remplacé par un ancien commissaire européen. Les forces pro-UE comptaient que celui-ci soit conforté par les élections générales de décembre 2016. Mais c’est le contraire qui s’est produit. Le PSD opérait un retour en force avec 45,5% des suffrages. Avec ses alliés libéraux, il dispose d’une large majorité parlementaire.

Ce succès surprise était lié aux promesses sociales formulées par le chef du parti, Liviu Dragnea. Plusieurs de celle-ci ont été tenues, au moins partiellement : augmentation des retraites, du salaire minimum, du traitement des fonctionnaires, et revalorisation de certaines professions, notamment dans la santé. Le gouvernement a également décidé de taxes sur les entreprises étrangères.

Mais Dragnea étant sous le coup de procédures pour fraude électorale, et pour détournement de fonds, il était empêché d’accéder aux fonctions de Premier ministre. Il a très vite lancé des réformes judiciaires dont ses opposants ont affirmé qu’elles visaient d’abord à le blanchir lui-même.

Dès lors, d’importantes manifestations ont eu lieu, à peine deux mois après les élections, pour réclamer le départ des «corrompus». Le gouvernement a dû reculer sur certaines dispositions, mais a par la suite continué à réformer le système judiciaire. En novembre 2018, la Commission européenne publiait un rapport au vitriol rassemblant les griefs contre le pouvoir en place.

En réalité, la corruption, certes réelle, ne touche pas seulement le parti au pouvoir, mais tout autant le parti de droite PNL, dont est issu le président de la République, Klaus Iohannis. Elle apparaît surtout comme un prétexte pour l’immixtion ouverte des dirigeants européens et américains dans la politique intérieure du pays. La patronne du parquet, limogée par le gouvernement mi-2018, cachait à peine ses contacts réguliers avec les diplomates en poste à Bucarest.

Dragnea manque rarement de mettre en cause la mainmise étrangère (bien réelle) sur l’industrie nationale et les terres agricoles

Du coup, à partir du moment où quelques décisions ont semblé aller contre les intérêts des grandes entreprises étrangères, Bruxelles et Washington ont soutenu les mobilisations de février 2017. Soutenu, ou plus probablement lancé et financé, à en juger par les très importants moyens logistiques dont les manifestations «spontanées» ont pu bénéficier.

Ces mouvements ont par ailleurs dessiné une nette polarisation entre des couches urbaines et intellectuelles, très présentes dans les rassemblements et revendiquant leur attachement «pro-européen» ; et des classes populaires, ouvrières mais aussi rurales, dont la préoccupation est l’amélioration de leur niveau de vie. Ce sont ces dernières sur lesquelles compte le PSD pour assurer sa base électorale. Celles-là mêmes à qui Liviu Dragnea – qui préside l’Assemblée nationale – a tenu, le 16 décembre dernier, un discours social et décrié comme «nationaliste» par ses adversaires.

Dragnea a dénoncé les dirigeants de l’UE traitant la Roumanie «comme un pays de seconde classe», l’action des multinationales, la cupidité des banques, et «l’Etat parallèle» (les magistrats anti-corruption) soupçonné de vouloir déstabiliser le gouvernement. Et il manque rarement de mettre en cause la mainmise étrangère (bien réelle) sur l’industrie nationale et les terres agricoles.

Cette tonalité eurocritique finit par influencer de plus en plus de Roumains, s’exaspèrent les grands médias occidentaux, qui citent un sondage de la Commission selon lequel, désormais, seulement 49% des citoyens considèrent l’adhésion à l’UE comme une bonne chose. Et ce, alors que le pays était au départ décrit comme euro-enthousiaste.

La Roumanie est en passe de rejoindre la Pologne et la Hongrie dans le camp des «moutons noirs» de Bruxelles accusés de violer «l’Etat de droit»

Le PSD est cependant traversé de courants contradictoires, ou en tout cas développe des discours à géométrie variable. Le ministre des Affaires étrangères a ainsi répété que le programme du gouvernement était «profondément pro-européen». Mais son collègue aux Affaires européennes avait démissionné en novembre en estimant que ce n’était pas assez le cas.

Sans doute le PSD sert-il, outre ses objectifs électoraux tactiques, le secteur du patronat resté encore un peu national. Toujours est-il que le conflit avec Bruxelles s’envenime. Au point que la Roumanie est en passe de rejoindre la Pologne et la Hongrie dans le camp des «moutons noirs» de Bruxelles accusés de violer «l’Etat de droit». A ceci près que si le Hongrois Victor Orban est toujours membre du PPE (droite européenne), le PSD roumain fait partie de la famille des socialistes européens.

Il reste que, pour six mois, c’est Bucarest qui va donner le tempo des procédures engagées auparavant par la Commission et l’europarlement contre Varsovie et Budapest… Et qui va être à la tête du Conseil lors des élections européennes en mai prochain, qui pourraient voir dans de nombreux pays «déferler une vague populiste». C’est en tout cas ce qu’on cauchemarde à Bruxelles.

 

Les opinions, assertions et points de vue exprimés dans cette section sont le fait de leur auteur et ne peuvent en aucun cas être imputés à RT.

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