L’«armée européenne» que veut le président français est une chimère, et la progression de l’intégration militaire de l’UE et la posture anti-russe vont à l’encontre des intérêts des peuples, pointe Pierre Lévy, rédacteur en chef du mensuel Ruptures.
Le maître de l’Elysée ne craint pas la contradiction, ni le cynisme. Il a réussi l’exploit de prononcer un vibrant plaidoyer pour la paix, à l’occasion du Forum du même nom le 11 novembre, sans faire allusion à l’un des conflits actuels les plus sanglants : l’agression barbare menée par la coalition autour de l’Arabie saoudite contre le Yémen. Avec le soutien occidental, et des armes notamment françaises.
Une véritable armée européenne est impensable, tant les approches et les intérêts au sein même de l’Union européenne sont divergents
Surtout, quelques jours auparavant, Emmanuel Macron avait appelé de ses vœux la création d’une «véritable armée européenne». Est-ce ainsi que le président entend tourner le dos à «l’ancien monde», un des slogans récurrents de sa campagne ?
Car le moins que l’on puisse dire est que le projet n’est pas franchement nouveau. Il avait failli voir le jour en… 1954 sous le nom de Communauté européenne de défense (CED). Mais une majorité au sein du Parlement français (par une conjonction des voix de députés communistes, gaullistes et d’autres républicains) avait fait capoter cette première tentative.
En 2006, Laurent Fabius relançait cette chimère dans une tribune publiée par Le Monde (22/05/2006). Il y proposait notamment le «grand dessein» d’une intégration militaire européenne avec comme étape une armée unique franco-allemande «à l'horizon 2014, soit cent ans après Verdun».
Le chef de l’Etat tente désespérément de trouver un axe (supposé consensuel) qui relancerait l’«idée européenne», au moment où celle-ci agonise
En réalité, une véritable armée européenne est impensable, tant les approches (stratégiques, historiques, politiques) et les intérêts au sein même de l’Union européenne sont divergents. Dernier exemple en date : la commande par le gouvernement belge de ses avions de combat de demain : plus de trente F-35 du constructeur… américain Lockheed-Martin.
Mais le chef de l’Etat tente désespérément de trouver un axe (supposé consensuel) qui relancerait l’«idée européenne», au moment où celle-ci agonise – et tant mieux ! – sous le poids des crises et contradictions (crise de l’union monétaire, des migrations, Brexit…).
Les déclarations présidentielles n’en sont pas moins inquiétantes. D’une part parce que si une «armée européenne» unique est un mythe, l’Europe militaire progresse discrètement, en contradiction avec les intérêts des peuples. D’autre part parce que les arguments utilisés par le maître de l’Elysée traduisent une posture belliqueuse, notamment vis-à-vis de la Russie.
Côté mise en œuvre, l’Europe militaire a été placée sur les rails par le Conseil de l’UE en décembre 2017. Elle prend désormais la forme de ce que le jargon bruxellois nomme la «coopération structurée permanente» et associe vingt-cinq Etats membres. Il s’agit en fait d’un cadre au sein duquel sont proposés, développés et pilotés près de vingt projets associant deux pays ou plus. Parmi ces projets : la perspective d’un commandement médical intégré, de logiciels de télécommunication unifiés, d’harmonisation procédures de transport de matériel, d’un centre de certification de formation militaire, d’équipes de cyber-guerre communes… Le projet d’avion de combat franco-allemand pourrait également intégrer cette liste.
Dans les faits, ce sont bien les grands groupes d’armements qui poussent à la roue
L’autre volet lancé l’année dernière a pour nom Fonds européen de défense. Là, il s’agit d’un cadre piloté par la Commission européenne elle-même et qui vise à promouvoir la recherche, la technologie et le développement de matériels et d’équipements militaires. Bruxelles met à disposition des financements communautaires, via des appels d’offre et des initiatives d’incitation. Les bénéficiaires sont généralement des consortiums regroupant des firmes privées, des centres de recherche publics, voire des universités. Dans les faits, ce sont bien les grands groupes d’armements qui poussent à la roue.
Enfin, hors du strict cadre de l’UE, une première réunion de l’Initiative européenne d’intervention (IEI) s’est tenue le 7 novembre à Paris avec les ministres de neuf pays «volontaires et capables» (France, Allemagne, Royaume-Uni, Danemark, Belgique, Pays-Bas, Estonie, Espagne et Portugal). L’idée avait été lancée par Emmanuel Macron dans son discours de la Sorbonne en septembre 2017 ; elle vise à coordonner les Etats-majors afin de préparer de possibles interventions communes. Certes, il y a encore loin de la coupe aux lèvres. D’autant que l’ambition n’est pas nouvelle : déjà, le document baptisé Stratégie européenne de sécurité adopté en 2003 par l’UE sous l’égide de Javier Solana évoquait la prétention de «répandre la démocratie partout dans le monde».
La Russie est désignée régulièrement comme la puissance menaçante, à rebours de l’Histoire… et du simple bon sens
Côté posture d’autre part, le président français reprend et amplifie ce que les dirigeants européens ne cessent de répéter : ils sont frustrés que l’Union européenne ne joue pas un rôle mondial. A fortiori dans une période où, désormais, le locataire de la Maison Blanche est considéré comme imprévisible et peu fiable pour défendre les «valeurs occidentales» ; et où il est bien déterminé à mener une confrontation commerciale plus dure que jamais avec les marchands de canons de ce côté-ci de l’Atlantique.
Dans la bouche du président français, cela donne : «Face à la Russie qui est à nos frontières et qui a montré qu’elle pouvait être menaçante […] on doit avoir une Europe qui se défend davantage seule, sans dépendre seulement des États-Unis».
Certes, l’Elysée a invité Vladimir Poutine, parmi la soixantaine de dirigeants étrangers, au grand show du «Forum pour la paix». Mais dans les faits, la Russie est désignée régulièrement comme la puissance menaçante, à rebours de l’Histoire… et du simple bon sens.
Un siècle après la fin d’une des plus grandes boucheries de l’histoire de l’humanité (et dans laquelle la Russie fut dans le même camp que la France), on aurait pu rêver d’un message moins agressif.
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