Alexandre del Valle analyse pour RT France, la démission de l’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie. Le géopolitologue et spécialiste du terrorisme estime que «le mandat de Staffan de Mistura ressemble fortement à un mandat pour rien».
Staffan de Mistura a annoncé le 17 octobre dernier qu'il quitterait à la fin du mois de novembre ses fonctions d'émissaire de l'ONU pour la Syrie. Agé de 71 ans, cet aristocrate aux airs flegmatiques et parfois accusé de dilettantisme, qui s’est récemment marié, a assuré que sa démission n’est aucunement due à des discordes puisqu’elle serait essentiellement motivée par sa volonté de se consacrer à sa famille (il a déclaré vouloir s’occuper plus de ses deux filles), d’où l’invocation officielle de «raisons personnelles».
En fait, l'annonce de son départ n’est pas une surprise, puisqu’il avait laissé entendre depuis plusieurs mois déjà qu’il s’était lassé de sa mission infructueuse. Diplomate renommé au profil multiculturel marqué (mère suédoise, père italien d'une famille noble dalmate de Croatie), ancien ministre d'Italie, habitué aux missions «chaudes» (dont l’Afghanistan), Staffan de Mistura avait été nommé par l’ex-secrétaire général des Nations unies Ban Ki-Moon en 2014, «envoyé spécial chargé de la recherche d'une résolution pacifique au conflit en cours en Syrie».
Une «mission impossible» que le diplomate n’a certes pas réussi à mener à bien mais qu’il a sincèrement essayé de réussir, ceci dans une impartialité qui a été salué par tous. Il a d’ailleurs succédé à deux prédécesseurs qui ont vite été découragés et qui ont démissionné très vite. Rappelons d’ailleurs que sa nomination en 2014 par Ban Ki-Moon fut approuvée à l’unanimité, même par le régime de Damas, ce qui avait fait dire aux mauvaises langues qu’il allait être trop «favorable» au dictateur syrien. Certaines capitales rêvaient alors de renverser le régime de Damas. Egalement respecté pour sa culture, ses talents de polyglotte (il parle sept langues couramment), son ouverture d’esprit et sa rigueur, ce marquis italo-suédois s’est distingué par son extrême aptitude au dialogue, aux antipodes du moralisme manichéen, ce qui ne lui a pas créé que des amitiés en Occident notamment... Bien avant l’insoluble dossier syrien, Staffan de Mistura a d’ailleurs relevé des défis tout aussi «impossibles» puisqu’il a été représentant de l’ONU en Irak et en Afghanistan. Il y a acquis une réelle pratique des situations inextricables ainsi qu’une aptitude à tenter, coûte que coûte, d’instaurer un dialogue entre des camps apparemment irréconciliables.
Un homme de dialogue, adepte d’une diplomatie non manichéenne
A la différence de nombreux diplomates européens et américains, trop souvent adeptes d’une vision manichéenne consistant grosso modo à diaboliser le camp russo-irano-syrien «pro-Assad» et à cacher le jeu trouble des capitales sunnites (monarchies du Golfe et Turquie) pro-rebelles islamistes et des Occidentaux, Staffan de Mistura ne peut être accusé d’avoir péché par partialité.
Durant les quatre années passées à tenter d’instaurer un dialogue entre les différentes forces belligérantes syriennes et leurs parrains respectifs régionaux et internationaux, Staffan de Mistura s’est souvent démarqué de la diplomatie parfois arrogante et souvent moralisatrice des capitales atlantistes, ce qui ne l’a d’ailleurs pas toujours aidé puisque cette position «neutre» a incité ces dernières à collaborer a minima avec lui, d’où une impuissance manifeste des initiatives onusiennes de paix à Genève.
Staffan de Mistura n’a en effet jamais renoncé à parler avec «toutes les parties prenantes» au conflit, y compris les Iraniens, les Russes et le régime de Damas, ceci quitte à déplaire à Washington. Dès sa prise de fonction, l'émissaire de l'ONU a tenu à dialoguer avec toutes les forces en présence, occidentales, syriennes, rebelles, gouvernementales. Jusqu’au bout, il a tenté de créer les conditions favorables à «un règlement politique rapide du conflit», qu’il jugeait possible à condition que toutes les parties s’impliquent et surtout que les parrains respectifs de chaque belligérant acceptent de s’asseoir autour d’une même table et élaborent graduellement un plan de déconflictualisation, prélude à une solution politique inclusive.
A la fin de l'année 2014, le diplomate proposa une idée qui ne fut hélas pas prise en compte et qui consistait à organiser un «gel» des combats à Alep, alors fief rebelle majeur mais aussi zone divisée entre djihadistes et forces gouvernementales, et dont le sort allait pouvoir déterminer celui de toute la Syrie. Hélas, ses partenaires n’ont pas toujours compris le bien-fondé de son pragmatisme diplomatique, en particulier les Anglo-saxons et les Français (avant l’arrivée de Macron), qui faisaient trop souvent mine de confondre cette neutralité et cette ouverture avec de la complaisance envers le camp des «mauvais» (régime de Damas et forces chiito-iraniennes et russes), par opposition au camp des «bons» (pays arabes sunnites pro-islamistes, forces rebelles sunnites, et Occidentaux), avec qui il était en revanche bon de négocier.
Un chaos syrien devenu un casse-tête quasiment insoluble : l’autre raison de la démission
Sa proposition de «geler» les combats à Alep avait attiré contre lui les foudres des soutiens de Bachar el-Assad comme de ceux des pro-rebelles islamistes. Les premiers lui reprochaient de faire le jeu des Etats-Unis accusés de faire celui des islamistes sunnites (dénommés fallacieusement «rebelles»). Les seconds lui reprochaient de traiter la partie loyaliste syrienne pro-Assad de façon trop complaisante. On peut adresser de nombreuses critiques à Staffan de Mistura, notamment son inaction relative et même son «inutilité objective» due non pas à son manque de bonne volonté, mais au manque de coopération des parties prenantes et aux échecs du processus de Genève paralysé par le jusqu’auboutisme des opposants et du régime de Damas. Toutefois on ne peut nier que Staffan de Mistura n’a jamais cédé comme les Occidentaux à la tentation de soutenir les rebelles sunnites, majoritairement islamistes et djihadistes, ce qui a rendu son action suspecte parmi plusieurs capitales sunnites et occidentales.
Staffan de Mistura était un véritable partisan du multilatéralisme, persuadé que le dialogue vaut toujours mieux que la force destructrice
Jusqu’à ce que le réalisme refasse surface en partie grâce aux approches néo-réalistes de Donald Trump aux Etats-Unis et d’Emmanuel Macron en France (dont l’objectif n’était plus de départ inconditionnel de Bachar el-Assad), Staffan de Mistura semblait prêcher dans le vide lorsqu’il répétait qu’il fallait «être ouvert au dialogue avec toutes les parties». Il acheva de choquer les belles âmes moralistes occidentales qui affirmaient que Bachar était le problème lorsqu’il répondit que le président faisait également «partie de la solution».
On ne lui pardonnera pas. Et son action sera rendue encore plus compliquée par ceux-là mêmes qui se réclamaient des Nations unies et du processus de Genève (saboté en sous-main) mais qui refusaient les initiatives pourtant fructueuses de Sotchi et Astana initiées par le Kremlin. Comme le préconise aussi le Vatican depuis le début, tant en Irak, en Libye qu’en Syrie, Staffan de Mistura était un véritable partisan du multilatéralisme, persuadé que le dialogue vaut toujours mieux que la force destructrice.
Finalement, ses positions consistant à soutenir les tentatives d’établir des cessez-le-feu en Syrie, notamment durant l’année 2016, dans le but de faciliter l’action des humanitaires auprès des civils, premières victimes de la guerre, n’étaient pas si éloignées de celles des Russes et de leurs partenaires pragmatiques iraniens et turcs qui sont parvenus (plus efficacement que les Nations unies), à créer les fameuses «zones de désescalades», dont Alep, chère à Staffan de Mistura. D’évidence, le diplomate n'a jamais voulu servir la soupe aux rebelles islamistes, fallacieusement présentés comme le camp des combattants de la liberté, et il osa même lever un tabou lorsqu’il affirma qu’aux côtés de l’armée syrienne, de Daesh et d’Al-Qaïda (Al-Nosra, alias Hayat Tahrir al-Cham), les «rebelles» syriens se sont eux aussi rendus coupables de crimes de guerre.
On se rappelle aussi qu’aux antipodes de la propagande occidentale qui ne pointait du doigt que le camp pro-Assad et russo-iranien, Staffan de Mistura affirma, lorsque les Occidentaux accusaient Bachar el-Assad de mentir en déclarant viser les terroristes à Alep, que les djihadistes (liés à Al-Qaïda-alias Front al-Nosra), devaient quitter la ville et donc étaient bien présents.
Quel bilan ?
Lorsque l’opposante Randa Kassis déclare que l’action de Staffan de Mistura n’aura finalement pas été éloignée de zéro, elle peut paraître sévère mais force est de constater que le mandat de Staffan de Mistura ressemble fortement à un mandat pour rien... Après pas moins de neuf cycles de négociations à Genève et Vienne, il n’est pas exagéré de conclure en effet que le bilan est quasiment nul. Et Randa Kassis est en fait plus réaliste que sévère en l’affirmant, du moins si l’on compare les échecs successifs du processus onusien en Syrie avec ceux organisés par les Russes à Astana (volet militaire) et à Sotchi (volet politique), avec les partenaires turc et iranien puis avec la plupart des différentes forces en présence.
🎙️ #LaGrandeInterview :
— RT France (@RTenfrancais) 17 avril 2018
Magali Forestier (@ForestierMagali) reçoit Randa Kassis à l'occasion de la sortie de son livre «La Syrie et le retour de la Russie»
A (re)voir en intégralité sur :
⏯ https://t.co/tiJ4gjTQM6pic.twitter.com/RkQBNWOfja
Staffan De Mistura a d’ailleurs eu l’honnêteté et le panache de saluer les avancées significatives de Sotchi et Astana au printemps 2017, ceci alors même que les Occidentaux – par rejet de principe de tout ce qui profite à Moscou ou leur échappe – ont dénoncé ces conférences tripartites russo-turco-iraniennes. Loin d’en prendre ombrage ou de tenter de saboter ces initiatives parallèles, Staffan de Mistura a même tenté d’agir en intermédiaire entre les deux processus en réalité plus complémentaires que rivaux, dès lors que l’on recherche avant tout à faire diminuer les souffrances des populations et que l’on œuvre en faveur de la paix.
En juillet-août 2018, l'émissaire onusien déclara être prêt à se rendre lui-même à Idleb dans l’optique prioritaire selon lui d'ouvrir un couloir humanitaire, ce qui poursuivait – dans le Nord-Ouest – son «plan» initial de «gel de la guerre» à Alep. En fin de compte, son projet de cessez-le-feu ponctuellement négocié ville par ville avec les différents acteurs n’est pas très éloigné de l’esprit de Sotchi et Astana ou des accords de désarmement-pacification d’Idleb conclus entre Turcs et Russes le 17 septembre 2018. Ces accords ont pour le moment sinon empêché du moins diminué les risques de bains de sang et ils ont permis à des civils de quitter les zones de combat. Ce type de gel de combats et d’accord a été également appliqué cet été dans le sud de la Syrie, notamment à Kuneitra, entre Russes, régime syrien, rebelles et Israéliens.
Dernières étapes de sa mission incomprise par les capitales occidentales
Ces derniers mois, Staffan de Mistura ne partageait pas l’empressement des capitales occidentales qui exigeaient de lui qu’il fasse convoquer au plus vite un comité chargé d'élaborer une nouvelle constitution pour la Syrie. Il savait d’ailleurs que l’idée d’une nouvelle constitution syrienne et que les premières ébauches de texte n’avaient pas été le fait des Occidentaux au départ, loin de là, mais des réunions de Sotchi et Astana, notamment à l’initiative de l’opposante Randa Kassis et des diplomates russes. Il rappelait pour cela aussi que rien ne pouvait se faire dans cette direction «constitutionnelle», contrairement à ce que pensaient les Américains et les Européens, sans associer les parties russe, iranienne et turque et toutes les forces belligérantes reconnues impliquées dans le processus d'Astana.
Le job le plus difficile au monde
Pour finir en beauté, l’envoyé spécial a annoncé qu’il se rendrait à Damas la semaine prochaine, à l'invitation du président syrien Bachar el-Assad. Objectif : mettre en place le dit «Comité» constitutionnel annoncé en janvier dernier à Sotchi mais qui n’a pas encore pu déboucher sur une proposition concrète faute de dialoguer un minimum avec Damas. Jusqu’au bout, Staffan de Mistura se sera obstiné à associer toutes les parties – y compris le diable en chef Bachar – et il aura persisté à penser que Bachar fait «aussi partie de la solution», qu’on le veuille ou non. D’autant que son régime reprend progressivement depuis deux ans le contrôle du territoire syrien, ce qui correspond donc à une simple vision réaliste.
En conclusion, on peut rappeler l’expression souvent utilisée par le diplomate italo-suédois pour qualifier sa mission : le «job le plus difficile au monde». Ce qui est en effet frustrant pour un représentant des Nations unies, même le mieux intentionné et le plus impartial, c’est que si les puissants, ceux qui comptent, ceux qui décident de l’emploi de la force multilatérale (cinq Etats membres du conseil permanent de sécurité des Nations unies) et nationale (acteurs et belligérants régionaux et locaux), ne sont pas convaincus qu’une solution correspond à leurs intérêts, rien ne peut se faire de concret. Le diplomate onusien ne représente en fait qu’une organisation intergouvernementale par définition «impuissante», non souveraine, en elle-même, puisque fruit d’un traité international (ONU) dont l’action, les décisions, les moyens, dépendent des Etats souverains qui la composent… On ne rappelle jamais assez cette évidence juridique. In fine, les rapports de force inhérents aux actions et compétitions des Etats souverains demeurent l’élément essentiel en matière géopolitique et stratégique. Or les rapports de force en Syrie sont de nouveau en faveur du camp loyaliste pro-Assad, qu’on le veuille ou non. Staffan de Mistura en était parfaitement conscient depuis le début, d’où son idée qu'«Assad fait aussi partie de la solution» et d’où sa persistance à tenter de dialoguer avec lui, même si rien n’est plus hasardeux, tant le «Lion» de Damas est difficile à cerner et obtus.
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