L'écrivain Denis Tillinac revient pour RT France sur le récent aveu de l'ex-président Valéry Giscard d'Estaing, confessant «regretter le regroupement familial».
Au soir de ses jours et selon plusieurs témoignages, Valéry Giscard d’Estaing, président de la République entre 1974 et 1981, regrette une décision politique lourde de conséquences : le regroupement familial. Il s’agit du droit, pour un étranger vivant en France de façon légale, de faire venir son conjoint ou ses enfants. Un décret octroyant ce droit, daté du 29 avril 1976, fut signé par le Premier ministre Jacques Chirac. Il fut suspendu pour une période de trois ans par son successeur à Matignon, Raymond Barre. Puis rétabli.
S’il passa presque inaperçu à l’époque et fut considéré comme naturel, ses effets n’ont guère tardé : une immigration massive, à flux tendus et continus, suscita dans la population, en banlieue des grandes métropoles notamment, des réflexes identitaires.
Venus pour l’essentiel du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne, les nouveaux arrivants étaient musulmans. Leur présence fut ressentie comme une intrusion agressive, surtout dans le sud de le France où, au début des années soixante, un million de Français établis en Algérie avaient étés contraints de s’exiler. «Ils nous ont jetés dehors, entendait-on dire, et maintenant ils nous envahissent».
Ce discours alimentera la rhétorique de Jean-Marie Le Pen. Le parti de ce tribun protestataire, le Front national, créé en 1973 avec parmi ses militants beaucoup de nostalgiques de l’Algérie française, obtint à compter des élections municipales de 1984 des scores de plus en plus élevés. Jusqu’alors, ils étaient dérisoires.
Une immigration de nature différente
On doit noter que la situation économique de la France consécutive aux deux chocs pétroliers de 1973 et 1979, avec une croissance en recul et une hausse du chômage, était singulièrement peu propice à un accueil aussi massif d’étrangers. Ils furent perçus, dans les classes populaires, comme des concurrents économiques.
Par le fait, dans les domaines où ils étaient recrutés, ils contribuaient à contenir les salaires. Le phénomène n’était du reste pas nouveau. Au lendemain de la guerre, les impératifs de la reconstruction du pays avaient provoqué un flux de Maghrébins à l’instigation du patronat pour travailler dans l’industrie lourde et les travaux publics. Leur intégration n’avait pas posé de problèmes majeurs, même lorsque les immigrés algériens devinrent les otages du FLN en lutte contre l’armée française. On choisissait pour les enfants des prénoms français, on les faisait souvent baptiser dans la foi catholique pour témoigner d’une volonté de se fondre dans la culture et les mœurs du pays. La conscience de jouir d’un niveau de vie bien supérieur à celui de la famille demeurée en Algérie, au Maroc ou en Tunisie primait sur l’inévitable douleur de l’exil. On envoyait de l’argent au village. On continuera au long des années soixante, au cours desquelles une croissance soutenue incita le patronat à souscrire des contrats de travail en France, essentiellement avec des hommes. Au terme du contrat les travailleurs regagnaient leur pays.
Le regroupement familial donna lieu à une immigration de nature différente. On vint en France et on y amena épouses et enfants moins pour le travail - plus rare - que pour les droits sociaux et le droit du sol. Les droits sociaux - prestations aux chômeurs, couverture médicale, etc. - sont la règle pour tout étranger vivant légalement en France. Le droit du sol, institué par la Révolution, décrète français quiconque est né sur le territoire national. Pour obtenir ces avantages inappréciables et doter leurs enfants de la nationalité française, des Maghrébins et des Africains ont par millions investi d’abord les périphéries des métropoles, puis les villes moyennes. De plus en plus mal perçus par les autochtones, ils ont développé du ressentiment et se sont repliés dans un communautarisme qui les a isolés. D’ailleurs, pour aborder le sujet, le mot «intégration» supplanta «assimilation» dans les expertises et les commentaires des médias. Comme si l’assimilation, qui correspond à un mode historique d’absorption des minorités dans le vieux creuset d’un pays centralisateur, n’était plus de mise. Comme si, insensiblement, les autorités publiques consentaient à la fatalité d’un fractionnement du pays en entités culturellement peu ou pas compatibles.
La diabolisation du lepénisme est antérieure à la problématique de l’immigration
Sur ce terreau, et dans une situation économique de plus en plus dégradée, le Front national de Jean-Marie Le Pen prospéra mécaniquement, au point d’accéder au second tour du scrutin présidentiel de 2002. Il perturba une vie partisane jusqu’alors polarisée en duels opposant la droite et la gauche, qui se coalisèrent autour de Jacques Chirac pour lui assurer 80% des voix au second tour. Le Pen poursuivit une dénonciation de la politique d’immigration jugée dans les profondeurs du pays dangereuse pour la concorde civile, et il en récolta les dividendes électoraux. La diabolisation de son parti et de sa personne a entretenu un tabou irrationnel sur le sujet, ce qui creusa une fracture entre le peuple et les classes dirigeantes.
Il faut savoir que la diabolisation du lepénisme est antérieure à la problématique de l’immigration. Le FN procède d’une famille politique - l’extrême droite - dont il a fédéré des segments pour bâtir son parti : en gros, des partisans non repentis du régime de Vichy, d’anciens activistes de l’Algérie française, des catholiques traditionalistes hostiles au Concile Vatican II. Quelques monarchistes aussi, et dans les marges des « identitaires » proches du fascisme. Dans la mémoire nationale, la collaboration du régime pétainiste avec Hitler a totalement et irrémédiablement démonétisé ce courant, très fort avant la Deuxième Guerre mondiale.
Le Pen étant hors-jeu par définition, son propos, quel qu’il fût, était irrecevable. Par voie de conséquence, sa dénonciation récurrente des conséquences de l’immigration, en phase avec l’opinion populaire, ne pouvait faire l’objet d’aucun débat. Le tabou marginalisait d’office tout analyste, tout chroniqueur, tout responsable politique se risquant à aborder le sujet. Même s’il venait d’une gauche, qui par principe, par angélisme, par cynisme ou par simple clientélisme a pris systématiquement la défense des immigrés.
En imposant ce tabou, elle a assuré une rente électorale à Marine Le Pen, la fille du fondateur, qui a adopté le même discours hostile à l’immigration, et préconisé la «préférence nationale». Entre-temps elle avait, avec une certaine réussite, débarrassé le FN des scories (Vichy, OAS, etc.) présentes sous la présidence de son père. Elle a même procédé à son éviction politique, et adopté une ligne axée sur le souverainisme et la critique des institutions européennes qui, par une directive de 2003, décrétèrent obligatoire le regroupement familial dans les pays de l’UE. Elle a poussé cette logique jusqu’à préconiser une sortie de l’euro, ce qui l’a handicapée lors de la dernière présidentielle en 2017.
Cependant, malgré cette thématique anxiogène pour son électorat, elle s’est qualifiée pour le second tour aux dépens de candidats de la droite et de la gauche «classiques». Et malgré un mauvais débat face à Macron, finalement élu Président, elle a presque doublé le score de son père au second tour. Présentement, elle se rapproche des «populistes» au pouvoir en Hongrie, en Italie et en Autriche, et en plein essor électoral dans presque tous les pays du continent, pour les mêmes raisons : une hantise de l’immigration, aggravée par les flux récents de réfugiés.
Les effets des flux migratoires sont le souci majeur du peuple français
Du coup, Marine Le Pen aborde les futures élections européennes en position de force. Son retour aux «fondamentaux» du FN (l’immigration) la renforce. Car le tabou a perdu son pouvoir d’occultation. Il ne pouvait subsister indéfiniment dès lors que les conflits au Proche-Orient ont fait surgir sur le sol national une nouvelle menace : le terrorisme islamique. Le débat public sur la laïcité, l’intégration et les méfaits du communautarisme a rendu la gauche de moins en moins audible. Désormais, le droit du sol fait l’objet d’une contestation dans une partie de la droite LR présidée par Laurent Wauquiez. Jusqu’à présent, cette droite modérée, longtemps au pouvoir sous Pompidou, Giscard, Chirac puis Sarkozy, évitait d’aborder le sujet, de crainte que l’intelligentsia, majoritairement à gauche, la qualifie de «lepéniste», de «nationaliste», de «xénophobe» et autres termes en usage dans la démonologie ambiante.
Cette crainte existe encore et continue de diviser la droite. Mais elle tend à disparaître, car la situation dans certaines banlieues où l’autorité publique n’ose pas intervenir et où sévissent des mafias (drogue, etc.) présente des symptômes de guerre civile larvée. En outre, les terroristes qui ont ensanglanté la France sont presque tous… français, ce qui évidemment alimente la psychose d'une «5ème colonne».
Bref, le sujet ne peut plus être éludé. Que Giscard d’Estaing confesse son erreur est un autre symptôme de la même angoisse extrêmement prégnante. Les effets des flux migratoires sont et demeureront le souci majeur du peuple français et selon toute vraisemblance, les futurs scrutins confirmeront cette évidence. Tôt ou tard, les gouvernants seront sommés d’en prendre acte. Leur dénonciation routinière et stérile d’un «populisme» qu’ils ont favorisé par leur attentisme, d’autres diront par leur lâcheté, achoppe sur les réalités.
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