La condamnation de la fraude et de l’évasion fiscales permet de passer sous silence leur véritable cause, en l’occurrence la libre circulation des capitaux, analyse Pierre Lévy, rédacteur en chef du mensuel Ruptures.
Elle n’est pas peu fière, la Commission européenne, d’avoir publié sa «liste noire» de dix-sept pays ou entités soupçonnés de favoriser l’évasion fiscale. Parmi les Etats nommés, on trouve du reste la Corée du Sud. Tiens, pour une fois, la Corée du Nord n’est pas dans le viseur. Un oubli, très certainement…
Car Bruxelles soigne sa com’. Après la publication des «révélations» connues sous le terme (forcément) anglais de «Paradise papers», l’Union européenne entendait montrer sa vertu, d’autant que les grands médias n’ont pas manqué d’afficher leur indignation face à ce scoop incroyable : la fraude et l’évasion fiscales séviraient aux quatre coins de la planète via des paradis fiscaux.
Plus encore que dans les affaires précédentes (printemps 2016, automne 2016), un torrent éditorial a donc déferlé, listant les secrets des multinationales concernées, couvrant d’opprobre les milliardaires impliqués. Et les responsables politiques, toutes tendances confondues – en France et ailleurs – ont été prompts et (presque) unanimes à s’insurger.
L’évasion fiscale ne pourrait en aucune manière exister, du moins à cette échelle, si la libre circulation des capitaux n’avait pas été érigée en table de la loi
Pourtant, face à un tel consensus, il convient de préserver l’esprit critique. Et d’abord de souligner que l’indignation face à des pratiques «choquantes» substitue le terrain de la morale à celui de la politique – ce qui est le moyen le plus sûr d’égarer les peuples.
Ensuite, l’insistance récurrente quant à la nécessité de combattre cet «envers de la mondialisation» interroge : est-ce bien de l’«envers» qu’il s’agit ? Au fond, le message subliminal adressé aux manants est le suivant : si seulement nous arrivions à endiguer et à civiliser la «cupidité» des grandes firmes et l’«avidité» des milliardaires, nous pourrions enfin profiter de la mondialisation heureuse.
Qui se souvient qu’avant la décennie 1980, tout mouvement de capitaux était strictement réglementé et devait être déclaré ? L’Union européenne a dynamité cet «archaïsme».
Or il faut rappeler cette vérité qui ne fait l’objet d’aucun grand titre : l’évasion fiscale ne pourrait en aucune manière exister, du moins à cette échelle, si la libre circulation des capitaux n’avait pas été érigée en table de la loi, dans les traités européens en particulier. Qui se souvient qu’avant la décennie 1980, tout mouvement de capitaux était strictement réglementé et devait être déclaré ? L’Union européenne a dynamité cet «archaïsme».
Dès lors, l’indignation officielle contre l’évasion fiscale pourrait être une sorte de leurre, obscurcissant délibérément la véritable nature du phénomène : un choix politique de «liberté» que les oligarques mondialisés entendent maintenir quoi qu’il arrive.
En outre, nous laisse-t-on entendre, tout pourrait aller bien mieux si les multinationales et les hyper-riches contribuaient raisonnablement aux budgets publics via l’impôt. Mais une question n’est jamais posée : comment se constituent les milliards de profits et de fortunes ? Pour ne citer qu’un exemple, le richissime Xavier Niel, propriétaire de Free (et actionnaire de référence du Monde) est couvert de honte parce qu’il aurait mis à l’abri ses petites économies sous les tropiques. Mais lorsqu’un documentaire a récemment mis au jour la véritable origine de sa fortune – l’exploitation pure et dure de milliers de salariés, véritables esclaves modernes – le retentissement médiatique a été légèrement plus modeste… Et pour cause : ce n’est pas seulement légal, c’est le fondement même du système.
Car le problème n’est pas d’abord ce que reversent – ou pas – les détenteurs de capitaux, mais la capacité de ceux-ci à prospérer sur la seule base de l’exploitation du travail de ceux qui n’ont que leurs bras et leur tête pour vivre. Mettre le projecteur de l’indignation sur la conséquence peut constituer le plus sûr moyen d’escamoter la nature profonde du problème. Déjà, dans l’Opéra de quat’sous, Bertolt Brecht faisait s'interroger son héros : «Qu'est-ce que le cambriolage d'une banque comparé à la fondation d'une banque ?»
Tenter de surfer sur la colère populaire pour mieux la détourner de l’essentiel – n’est-ce pas là, précisément, une bonne définition du «populisme» ?
Enfin, ici et là, d’aucuns expliquent : si nous n’endiguons pas l’évitement fiscal des oligarques, le «populisme» risque de se développer encore. Mais tenter de surfer sur la colère populaire pour mieux la détourner de l’essentiel – n’est-ce pas là, précisément, une bonne définition du «populisme» ?
A force de jouer avec le feu (de l’indignation), les apprentis sorciers médiatiques pourraient, un jour, avoir quelques surprises.
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