Plusieurs pays européens ont évolué vis-à-vis de la notion de l'Europe de la Défense qui peut exister de manière très distincte de l’OTAN, estime le chercheur Pascal Le Pautremat.
RT France : L'Europe de la Défense est un véritable serpent de mer de la construction européenne. Le plan Pesco était prévu depuis le traité de Lisbonne. Comment expliquer qu'il ne soit acté que maintenant, presque dix ans après ?
Pascal Le Pautremat (P. L. P.) : C’est un vaste débat. Le ressenti pour l’explication varie selon les experts. Je pense, pour ma part, que cela résulte d’un cumul de plusieurs facteurs. Il est probable que, dès lors, les pays d’Europe centrale et orientale, au gré des dix ans qui viennent de s’écouler, ont évolué vis-à-vis de la notion de l’Europe de la Défense. Est-ce qu’ils sont désormais convaincus qu’il faut s’y plonger pleinement, au même titre que les pays historiques de l’Union européenne comme l’Italie, la France, l’Espagne ? Tout laisse à penser qu’ils sont en tout cas, prêts à faire un effort.
Il y a peut-être aussi cette volonté d’être plus pragmatique et de se demander de manière plus concrète ce qu’on peut faire pour créer une meilleure synergie tant en matière d’industrie de la Défense que dans la lutte contre les menaces collectives, c’est-à-dire le terrorisme protéiforme – qu’il s’agisse du terrorisme relevant de l’islam fondamentaliste ou du terrorisme inhérent à certaines extrêmes politiques.
Le contexte sécuritaire global contribue à inciter les nations à trouver des solutions communes pour aller de l’avant et vaincre les menaces collectives
On peut également penser que l’envie de faire entendre plus fortement la voix européenne sur l’échiquier international, en lançant de réelles opérations communes, a pesé dans la balance.
C’est donc, à mon sens, une explication qui repose sur tous ces éléments combinés à une situation géopolitique mondiale qui, depuis dix ans, n’est pas à l’apaisement. Il y a beaucoup de sujets de tensions et de crispations. Il y a d’autant plus urgence à renouer ou développer le dialogue loin des antagonismes dogmatiques, idéologiques.
Conjointement, cela, passe peut-être aussi par une capacité à montrer un potentiel militaire crédible et sous-jacent à la démarche diplomatique. En tout cas, à l’évidence, le contexte sécuritaire global contribue à inciter les nations à trouver des solutions communes pour aller de l’avant et vaincre les menaces collectives. En se projetant aussi sur l’urgence de la mutation des mentalités pour être capable d’entrer dans une nouvelle ère, loin des situations conflictuelles récurrentes. Ce qui relève d’efforts à la foi individuels et collectifs, en prenant conscience de la puissance d’une synergie altruiste, inédite dans l’histoire de l’Humanité.
RT France : Le Royaume-Uni a toujours eu une position ambiguë sur les questions de Défense européenne. Le Brexit a-t-il été un élément déclencheur, une opportunité pour les pays-membres de créer la Pesco ?
P. L. P. : Non, car quand nous nous remémorons l’historique des tentatives de mise en place d’une politique européenne de défense – qui a souvent changé de noms PESD (Politique européenne de Sécurité et de Défense), début des années 2000, PSDC (Politique de Sécurité et de Défense commune) à partir de 2009... – les Britanniques n’ont, en soi, jamais été fondamentalement contre. Seulement dans leur hiérarchisation des interventions et alliance, les Britanniques ont toujours préféré la primauté accordée à l’OTAN, l'Organisation du Traité de l’Atlantique nord) au sein de laquelle les Etats-Unis pèsent lourdement, et en deuxième temps, intervenait la question du potentiel de la défense européenne.
Culturellement, nous n’avons pas tous la même approche de la question de Défense commune
Au contraire, des pays comme la France, l’Italie ou l’Allemagne ont plutôt une vision d’une Europe de la Défense de premier ordre, considérée comme une structure qui peut exister de manière très distincte de l’OTAN.
Tout cela prouve que, culturellement, nous n’avons pas tous la même approche de la question de Défense commune. L’Europe des nations demeure une réalité tangible même si de nombreuses personnes parlent d’Europe fédérale et veulent mettre en place des institutions communes sur tous les sujets. En réalité, l’histoire fait qu’il y a des psychologies culturelles, des approches différentes des grands problèmes collectifs.
RT France : Pensez-vous justement qu'une telle alliance européenne a un sens alors que l'OTAN existe et est déjà très présente en Europe ?
P. L. P. : On touche ici à une problématique de fond et l’on voit bien qu'à ce propos, la position des pays d’Europe centrale et orientale évolue. Il y a encore quelque temps le discours de ces-derniers se résumait à «Pourquoi faire une Europe de la Défense puisqu’on a déjà l’OTAN». Il y eut un long travail de diplomatie, notamment de la France et en particulier de Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, et de son équipe, et de dialogue entre les pays membres de l’Union européenne pour expliquer que l’un n’empêchait pas l’autre.
Il faut changer d’époque et changer les variables d’ajustements sécuritaires
Il faut également garder en tête le fait que, pour de nombreux experts, l’OTAN semble quelque peu anachronique ; que cette alliance appartient à une autre époque qui renvoie à la guerre froide avec une vision bipolaire qui ne correspond plus forcément à la géopolitique actuelle. Divers spécialistes, mais aussi des politiciens, disent qu’il faut arrêter de voir la Russie comme un adversaire potentiel.
Pour ma part, je pense qu'il faut changer d’époque et changer les variables d’ajustements sécuritaires. Il faut tout remettre à plat car nous sommes dans une période pleine de mutations et de bouleversements. Nous changeons d’ère sur fond de multipolarités et d’enjeux environnementaux, de pérennité positive, équitable de l’humanité. Or, tout va de pair : des technologies à l'approche de la géopolitique contemporaine et à venir. Au Moyen-Age, par exemple, l'immense changement qu'a apporté l’ère de l’imprimerie s'est mêlé à une réforme très profonde du rapport au pouvoir régalien avec, notamment, la mise en place d’Etats centraux.
Il y a nécessité de développer une nouvelle réflexion, une nouvelle approche des relations internationales : plus apaisée, avec plus de synergies et un travail collégial
Aujourd’hui au XXIe siècle, nous faisons face à la fois aux défis environnementaux et aux défis sécuritaires globaux. Il y a donc nécessité de développer une nouvelle réflexion, une nouvelle approche des relations internationales : plus apaisée, avec plus de synergies et un travail collégial. Ce n’est pas évident car il faut faire comprendre à ceux des anciennes générations, habitués à l'OTAN, aux concepts de guerre froide et de guerre bipolaire qu'il est temps de changer d’époque et de changer l'échiquier international tout en préservant les nations en tant que telles. Il faut entrer de plain pied dans une nouvelle ère qui doit être plus apaisée, loin de tous les dogmes de crispations identitaires et idéologiques.
RT France : L'un des premiers enjeux de la Pesco sera de permettre la création commune d'armements, notamment de drones ou d'avions de combat. Est-ce qu'un tel projet va pouvoir bénéficier à l'industrie française ou risque-t-elle d'y perdre au profit d'autres nations comme l'Allemagne ?
P. L. P. : C’est la question essentielle derrière la Pesco : comment trouver le juste équilibre afin de conserver un pôle industriel de haute technicité en France, tout en le combinant aux attentes et besoins des pays partenaires. La réponse stratégique que l'on donnera à cette interrogation montrera notre capacité ou non à établir une vraie industrie de la défense au sein de l’Europe.
Comment fera-t-on pour mettre en place un avion de combat européen et cela sans accumuler les retards comme cela a pu être le cas pour des projets comme l’hélicoptère européen NH90 ou encore l’A400M ?
Aujourd’hui, les ministres de la Défense ont acté ce plan européen, les gouvernements ont pris en compte le fait qu’il fallait mettre en place la Pesco de manière pratique, au-delà des grandes idées énoncées au moment du traité de Lisbonne. Maintenant, nous allons voir mois après mois comment les différents partenaires agissent – ou non – de concert, semestre après semestres. Un tel projet est central pour tous car on parle ici de bassins d’emplois, de pôles de savoir-faire de haute technicité. Il y a de nombreux points sur lesquels il y aura débat.
Comment fera-t-on pour mettre en place un avion de combat européen et cela sans accumuler les retards comme cela a pu être le cas pour des projets l’hélicoptère européen NH90 ou encore l’A400M ? La réponse de la Pesco peut sembler simple : il faut gagner en synergie et en efficacité: Mais elle est en réalité bien plus complexe à mettre en place car de nombreux paramètres devront être pris en compte : l’humain, l’emploi, les questions budgétaires et économiques, les attentes et activités de chaque pays. C’est loin d’être un chantier minimaliste.
Il semble évident que nos concitoyens – et ceux des autres pays européens ou même du monde – aspirent à ce que chaque pays conserve des secteurs d’activités conséquents pour aspirer une partie de la population active
RT France : A l'heure où l'on démantèle et privatise de plus en plus l'industrie de la Défense française, est-elle bien positionnée pour profiter de ce plan européen ?
P. L. P. : On se trouve toujours pris en étau entre les partisans d’une économie transfrontalière, pour qui il est normal de sous-traiter auprès de pays alliés certaines activités économiques en se concentrant sur une activité précise qui leur semble la plus pertinente. Et d'autre part, ceux qui diront que c’est une erreur et pour qui il est essentiel de conserver un fond stratégique de savoir-faire. Ces derniers pensent qu’il ne faut pas brader toute notre industrie de Défense, tout comme il ne faut pas brader notre puissance militaire du point de vue régalien. C’est un sujet et un débat au cœur de joutes politiques et économiques. Et bien perspicace celui qui arrivera à savoir quel camp remportera la donne dans les années qui viennent.
Néanmoins, d'un point de vue socio-économique, il semble évident que nos concitoyens – et ceux des autres pays européens ou même du monde – aspirent à ce que chaque pays conserve des secteurs d’activités conséquents pour aspirer une partie de la population active. Sans cela, on ne peut pas sortir du chômage de masse et des problèmes économiques. Développer de nouvelles technologies qui créeront des nouveaux services, comme le déclarent certains experts, ne suffira pas : cela créera des emplois mais cela n’absorbera pas tous ceux qui auront été perdus dans les secteurs dits traditionnels.
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