Alors que le parti travailliste solde peu à peu l'héritage blairiste, les Tories semblent faire de même avec celui de Thatcher. Pour l'écrivain Coralie Delaume, cette recomposition explique en partie les résultats des élections britanniques.
RT France : Comment expliquez-vous que Theresa May ait échoué à réunir une majorité accrue au Parlement ce qui lui aurait permis d'imposer un Brexit dur ?
Coralie Delaume (C. D.) : Sans vouloir contester l'échec de Theresa May – je pense que c'en est un – il faut tout de même noter qu'en nombre de voix, les conservateurs progressent. Ils obtiennent plus de 12 millions de voix alors qu'ils n'en faisaient que 10,7 en 2010 et 11,3 en 2015 [dû, entre autres, à la hausse de participation, passant de 66% en 2015 à 68,7 en 2017]. Ils profitent incontestablement de l'effondrement du parti eurosceptique de droite UKIP.
Je ne suis pas sûre que ce soit la question du «hard Brexit» qui ait causé l'échec de Theresa May, mais davantage des questions de politique intérieure. Il semble qu'elle ait commis plusieurs erreurs, ne serait-ce que celle de convoquer ces élections générales anticipées. Elle semblait pourtant disposer d'une majorité suffisante pour négocier la sortie britannique de l'UE selon sa volonté. En mars, le Parlement avait voté sans sourciller le déclenchement de l'article 50 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, qui acte le début du processus de sortie.
La société britannique est travaillée par des interrogations profondes : celles sur son modèle de société, celles sur un Brexit qui génère de l'incertitude quant à la place future du pays dans le monde, celles sur son modèle économique très inégalitaire et probablement à bout de souffle
Theresa May a commis d'autres bévues durant sa campagne. Lors du lancement du manifeste du parti Tory par exemple, elle a émis une proposition peu opportune visant à financer les soins liés à la dépendance des personnes âgées via un prélèvement sur les successions (la «dementia tax»). Puis, face à une levée de boucliers, elle a dû reculer. Ensuite, il lui a été reproché de ne pas avoir participé au débat télévisé du 31 mai, où les autres chefs de partis étaient présents, ce qui a été perçu comme un aveu de faiblesse. Enfin, il y a eu bien sûr les attentats de Manchester et de Londres, intervenus en pleine campagne. Ils ont conduit à une mise en accusation de Theresa May par ses adversaires, puisqu'elle a tout de même été ministre de l’Intérieur pendant six ans, années durant lesquelles de nombreux postes ont été supprimés dans la police pour cause de maîtrise des dépenses publiques.
Ces attentats ont ajouté une dimension tragique à la campagne, et conduit à ce que soit formulé un début d'interrogation sur le modèle britannique. Le Premier ministre a elle-même affirmé ceci : «Nous ne devons plus vivre comme des communautés fermées et séparées, mais comme un Royaume réellement uni.»
Elle a ainsi esquissé un début de mise en cause du multiculturalisme à l'anglo-saxonne. Il est très difficile de dire ce que cela donnera à terme. Une chose est sûre, c'est que cette société est travaillée par des interrogations profondes : celles sur son modèle de société, celles sur un Brexit qui génère de l'incertitude quant à la place future du pays dans le monde, celles sur son modèle économique très inégalitaire et probablement à bout de souffle. Cela génère inévitablement des surprises politiques.
Il faut toutefois noter qu'une incertitude semble pour sa part s'éloigner : celle relative à l'unité du pays. Les indépendantistes écossais ont perdu 21 sièges, et les Tories pourraient bientôt gouverner avec les unionistes irlandais.
Jeremy Corbyn semble avoir été été porté par le même type de dynamique qui a propulsé un Bernie Sanders aux États-Unis ou un Jean-Luc Mélenchon en France
RT France : A quoi doit-on le succès du parti de Jeremy Corbyn ? Comment le Labour est-il arrivé à défier les conservateurs ?
C. D. : Jeremy Corbyn a fait une campagne très à gauche, et cela a marché. Comme expliqué sur le site spécialisé Grey Britain, «le Manifesto du Labour [...] est considéré comme le plus à gauche du parti depuis 1983.» Le Labour propose notamment de renforcer les pouvoirs des syndicats, de construire 100 000 logements sociaux par an, de revenir à la gratuité des universités, d'augmenter les impôts des contribuables les plus aisés et de re-nationaliser totalement le rail, et partiellement l'électricité et le gaz.
Cette ligne fonctionne, désormais, à gauche. Jeremy Corbyn semble avoir été été porté par le même type de dynamique qui a propulsé un Bernie Sanders aux Etats-Unis ou un Jean-Luc Mélenchon en France. Aucun de ces leaders de gauche ne parvient pour l'heure à se hisser au pouvoir, mais le fait qu'ils aient le vent dans le dos indique qu'il existe, dans les sociétés occidentales épuisées par la montée des inégalités, un désir croissant de justice sociale.
Il faut espérer qu'émergent bientôt, en Europe et ailleurs, des forces politiques qui soient enfin capables d'articuler la question de la souveraineté nationale – généralement l'apanage des droites – et la question sociale. La victoire du Brexit en Grande-Bretagne en juin 2016, lequel était porté par le UKIP et par une partie des conservateurs, montre que la question de la souveraineté est fondamentale, et que sur cette thématique l'électorat – y compris populaire – est capable de suivre une droite assez dure. Pour autant, cela ne suffit pas. En investissant la question sociale de manière offensive, Jeremy Corbyn semble l'avoir compris. Il solde peu à peu l'héritage blairiste, tout comme les Tories semblent solder peu à peu l'héritage thatchérien en réaffirmant, notamment, le rôle de l’Etat dans l'économie.
Les Britanniques vont essuyer les plâtres puisqu'ils sont les premiers à sortir
RT France : Comment le résultat de l'élection pourrait-il influencer l'avenir de l'Europe ? Le commissaire européen Günther Oettinger a déclaré après ces élections qu'un partenaire britannique «faible» était une mauvaise nouvelle pour la négociation du Brexit. Est-ce effectivement un mauvais résultat pour l'Europe ?
C. D. : C'est une question très difficile. On est obligé d'être modeste et de l'avouer : on découvre tous, au jour le jour, ce qu'est une sortie de l'Union européenne pour un Etat membre. C'est la toute première fois que cela se produit. La toute première fois que l'UE se rétracte, elle qui n'avait fait jusque-là que s'élargir, selon un mouvement continu qui semblait être un véritable «sens de l'Histoire». L'article 50 du Traité semblait lui-même avoir vocation à ne pas servir. A présent, «l'Histoire» semble décidée à partir dans l'autre sens. Le problème est que nous sommes là dans une situation inédite, et que tout reste à écrire. Les Britanniques vont essuyer les plâtres, puisqu'ils sont les premiers à sortir.
Car ce qui me semble certain, c'est qu'ils sortiront. Le principal parti d'opposition renforcé par le scrutin, le Labour, ne remet pas le Brexit en cause. De très nombreux électeurs travaillistes ont voté pour la sortie en juin 2016, en particulier dans les régions désindustrialisées du Nord de l'Angleterre. Jeremy Corbyn lui-même n'est pas, c'est le moins que l'on puisse dire, un européiste forcené.
Il serait dangereux que des négociations d'une importance aussi capitale pour l'Union comme pour le Royaume-Uni, se fassent dans la précipitation
Il est possible en revanche que ce Brexit soit moins «hard» que prévu, et que Theresa May renonce à défendre l'idée que «pas d'accord du tout avec l'UE vaut mieux qu'un mauvais accord», ce qui était sa ligne jusque-là. Peut-être s'achemine-t-on, in fine, vers un maintien dans le Marché unique ?
Reste ensuite la question des délais. Le début des négociations pourrait être retardé, or le délai qui court après le déclenchement de l'article 50 est de deux ans. Le président du Conseil européen Donald Tusk l'a rappelé hier dans un tweet : «Nous ne savons pas quand les pourparlers relatifs au Brexit pourront commencer. Nous savons quand ils doivent se terminer». Il serait dangereux que des négociations d'une importance aussi capitale pour l'Union comme pour le Royaume-Uni se fassent dans la précipitation...
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