Rabat a mis en garde l'Union européenne, l'appellant à mettre «pleinement» en œuvre l'accord agricole dont dépendent de nombreux emplois liés à ce secteur au Maroc. Pour l'économiste Najib Akesbi, il s'agit là d'une «double tartufferie».
RT France :Le Maroc menace l’Europe d'une «reprise des flux migratoires» si l'UE ne respecte pas l'accord agricole. Que cela implique-t-il pour le Maroc ? Que signifie concrètement cette menace ?
Najib Akesbi (N.A.) : C’est tout simplement une double tartufferie et, jusqu’à maintenant, l’Union européenne comme le Maroc ont fait semblant, comme si la question du Sahara ne se posait pas dans ces accords. Jusqu’à l’année dernière, ou jusqu’à ce jugement, le Maroc et l’Union européenne signaient des accords depuis les années 1960 et l’Union européenne faisait semblant de fermer les yeux sur le fait que, pour le Maroc, l’accord concernait tout son territoire, y compris le Sahara. De son côté, le Maroc ne cherchait pas trop à clarifier les choses tant que la situation l’arrangeait.
Qu’est-ce qui a changé ? Je pense qu'un juge est tout simplement venu mettre les pieds dans le plat. C’est le jugement du 21 décembre de la Cour de justice européenne qui a clairement précisé que l’accord ne s’appliquait pas au territoire du Sahara occidental de manière explicite. A partir de ce moment-là, les deux parties sont acculées à clarifier leurs positions. Ce passage du jugement a par la suite été exploité par le Polisario, par l’Algérie, et en Europe par tous les lobbies agricoles qui depuis longtemps considèrent que la concurrence marocaine sur les produits agricoles n’est pas dans leur intérêt. Vous avez une sorte de conglomérat d'intérêts qui se sont ligués pour essayer d’exploiter cette partie du jugement du 21 décembre. Mais en même temps, du côté marocain aussi, même après le 21 décembre, on a voulu voir dans ce jugement ce qu’on voulait bien y voir : que l’accord continuait. Mais c’est la fin d’une double tartufferie, plus personne ne peut continuer à faire l'hypocrite vis-à-vis de l'autre, les deux parties sont en face d'une réalité qu’il faut maintenant gérer. Je pense que cette réaction marocaine est un peu l’expression d’une sorte de ras-le-bol et on voit bien que c’est en fait le début d’un cercle vicieux, d'un processus qui peut aller très loin et qui pourrait ne pas s'arrêter à la question agricole. Il peut ensuite concerner la pêche, les projets de coopération énergétique... Le sentiment de la partie marocaine est qu'on a mis le doigt dans l'engrenage, il faut maintenant taper sur la table et acculer le partenaire européen à clarifier sa position.
Il est évident que le Maroc a beaucoup de cartes en main
RT France : Pensez-vous que cela va aboutir à quelque chose ? L’Union européenne va-t-elle effectivement clarifier sa position après cette mise en garde ?
N.A. : L’Union européenne est acculée sur le plan juridique. On parle de pays qui sont des Etats de droit, la justice y fonctionne à peu près correctement, et elle a rendu un avis. On a entendu des députés européens qui considérer que ce jugement était contraignant et qu’il fallait donc s'y plier, le mettre en œuvre, l’appliquer. Mais de l’autre côté, vous avez la Commission européenne qui navigue à vue, essaye de ménager les deux parties.
Il n’y a pas de jugement de valeur à émettre d’un côté ou de l’autre. Il est évident que le Maroc a beaucoup de cartes en main. Il y a des accords, il y a le rôle qu’il joue au niveau de la Méditerranée, il y a la question de l’immigration, la question du terrorisme. Il y a de nouvelles perspectives au niveau africain. Tout cela, ce sont, à tort ou à raison, des cartes que les responsables marocains estiment pouvoir jouer pour amener l’Union européenne à clarifier sa position sur cette question.
RT France :Rabat a averti que l’absence d’engagement franc de la part de l’Union européenne imposerait au Maroc un choix décisif : préserver un partenariat économique patiemment entretenu ou s'en défaire pour se focaliser sur la construction de nouvelles relations et de nouveaux circuits commerciaux. Cela implique-t-il quele Maroc risquerait de se tourner vers d’autres partenaires commerciaux ?
N.A. : Depuis quelques temps il y a des initiatives, des efforts en direction de la Russie, de la Chine, bientôt en direction de l’Inde aussi, évidement également vers l'Afrique. Ce sont pour l’instant à mon avis des actions encore embryonnaires. Théoriquement, les «alternatives» ne manquent pas. Seulement, il faut quand même les préserver parce qu’on ne bouleverse pas des relations commerciales, économiques, humaines, politiques, centenaires, comme ça, sur un coup de tête ou en quelques années. Par exemple, nous sommes quelques-uns, depuis 40 ans, à essayer d’expliquer la nécessité de diversifier les marchés, sans succès.
Malheureusement, il est difficile de dire que quelque chose de significatif a été fait depuis. Il faut quand même constater que les opérateurs marocains, les exportateurs, ne font pas preuve d’un grand dynamisme commercial pour aller chercher des marchés ailleurs. Donc je vois mal ce qu’ils pourraient faire sous la pression, en quelques années, comment ils pourraient faire ce qu’ils n’ont pas voulu ou pu faire depuis des décennies.
Lire aussi : Un député français obligé de faire marche arrière sous pression du Maroc ?
Les opinions, assertions et points de vue exprimés dans cette section sont le fait de leur auteur et ne peuvent en aucun cas être imputés à RT.