La vision du Brexit énoncée par Theresa May est ambitieuse. Pour l'historien John Laughland, elle réalise la volonté de tous les gouvernements britanniques depuis l'adhésion du pays à la Communauté européenne : les avantages sans les inconvénients.
Dans le discours majeur qu'elle a prononcé le 17 janvier sur ses plans et ses ambitions pour la sortie de l'Union européenne, Theresa May, le Premier ministre britannique, a mis fin à plus de six mois d'attente - six mois pendant lesquels les doutes sur sa stratégie se sont accumulés. Depuis le référendum du 23 juin, en effet, personne ne sait exactement comment le nouveau gouvernement envisage l'avenir du Royaume-Uni en dehors de l'UE. Habillée du même costume tartan qu'elle avait porté lors de l'annonce, en juin dernier, qu'elle était candidate au poste de premier ministre, quand elle avait proclamé : «Le Brexit, ça veut dire le Brexit» pour rassurer les Eurosceptiques dans son parti, Madame May, dans ce discours, a balayé les incertitudes croissantes qui découlaient toutes du fait que plus personne ne savait ce que Brexit voulait dire. Son but politique est désormais clair : galvaniser l'opinion publique, et la classe politique, derrière sa vision résolument souverainiste. Les Eurosceptiques sont aux anges.
En effet, l'élément le plus important de ce discours est l'annonce, sans ambiguïté, que le Royaume-Uni ne cherchera pas à rester membre, même partiel, du marché unique. Depuis le vote en faveur de la sortie de l'UE, les ennemis du Brexit ont concocté une différence entre un Brexit «soft» et un Brexit «dur», différence que personne n'avait évoquée pendant la campagne. Selon eux, le Brexit «dur» - dur dans son esprit, disent-ils, et dur pour le pays - c'est la sortie du marché unique. Ils militent depuis cette date pour le maintien du Royaume-Uni dans ce corpus gigantesque de réglementation qu'on appelle, abusivement, «le marché unique». La crainte montait chez les Eurosceptiques que le gouvernement opte pour une solution mi-chèvre, mi-chou, où le Royaume-Uni resterait membre de ce marché.
Avec ce discours, Mme May a commencé à reprendre l'initiative qu'elle avait un peu perdue en reportant le déclenchement du processus de sortie à mars 2017
Les craintes se sont avérées injustifiées. Madame May l'a dit avec une clarté admirable - et je l'avais dit dans un article publié en novembre - quitter l'UE mais rester membre du marché unique revient à ne pas quitter l'UE du tout. Le «marché unique» étant en réalité une juridiction où les règles édictées à Bruxelles sont en vigueur, et dont les membres sont sujets aux décisions de la Cour européenne de Justice à Luxembourg ; l'adhésion à cet espace juridique est incompatible avec la logique du Brexit. Une adhésion partielle, membre du marché unique mais non pas de l'UE, est une solution pire encore que l'adhésion totale à l'UE. Les pays qui ont opté pour cette solution, comme la Norvège, sont obligés de se soumettre aux lois européennes sans pouvoir participer à leur élaboration.
Le nouveau Premier ministre a aujourd'hui levé l'ambiguïté qui planait sur cette question en annonçant qu'en aucun cas le Royaume-Uni ne resterait membre du marché unique. C'est une excellente nouvelle, qui a été bien accueillie par les marchés financiers qui cherchent surtout la certitude. Le cours de la livre est en hausse. Selon Madame May, le Royaume-Uni n'essaiera même pas de rester membre de l'Union douanière, ce qui l'empêcherait de signer des accords commerciaux avec des pays tiers. Ce que Londres cherchera à obtenir, en revanche, c'est un accord de libre-échange avec l'Union européenne, ce que le Premier ministre appelle «un partenariat d'égalité et d'amitié» avec le continent européen.
Son discours a été arrosé de phrases pillées aux Eurosceptiques. Sur le grand écran derrière elle apparaissait le slogan «a global Britain» - «une Grande-Bretagne mondiale». Or, «Global Britain» est le nom d'un Institut de réflexion eurosceptique créé en 1997 qui milite depuis bientôt vingt ans pour le Brexit. Dans son discours, la phrase «reprendre le contrôle» a été prononcée - «take back control» - ce qui était le slogan principal de la campagne pour le Brexit. L'ancien président du Parti de l'indépendance, UKIP, Nigel Farage, s'est étonné dans un tweet de voir ses propres arguments, pour lesquels on se moquait jadis de lui, désormais repris à son propre compte par le Premier ministre.
Sans doute les ennemis internes et externes de Theresa May ne partageront pas l'optimisme si ardemment mis en avant par elle ce matin
Avec ce discours, Mme May a commencé à reprendre l'initiative qu'elle avait un peu perdue en reportant le déclenchement du processus de sortie à mars 2017. Elle l'a fait en mélangeant un discours résolument optimiste avec des menaces on ne peut plus claires à l'encontre de ses ennemis potentiels. A la fin de son discours, elle a évoqué le désir de certains dirigeants européens d'infliger un accord punitif au Royaume-Uni. Reprenant une menace à peine voilée que son ministre des finances, le chancelier de l'échiquier Philip Hammond, avait évoquée quelques jours auparavant, Mme May a signalé que le Royaume-Uni pourrait alors décider d'adopter une politique fiscale et sociale en décalage radical avec les pratiques européennes, afin d'attirer l'investissement étranger sur son territoire et au détriment des autres pays. C'est ce que certains appellent, en France notamment, le dumping fiscal.
A déplorer dans le discours, mais c'est hélas une position bien enracinée chez les Conservateurs britanniques, étaient les références musclées contre la Russie. Le ministre des Affaires étrangères, Boris Johnson, avait lui aussi annoncé, l'an dernier, que Londres entendait compenser sa sortie de l'UE par une participation accrue à la sécurité du continent, c'est-à-dire à l'OTAN, et notamment dans le but de protéger celui-ci contre l' «agression russe». Le Royaume-Uni sait que son armée est la plus puissante en Europe et qu'aucune politique de défense européenne ne pourra fonctionner sans elle. Londres entend exploiter cet atout au maximum, continuant ainsi, malheureusement, la même politique erronée de confrontation à l'égard de Moscou adoptée par les gouvernements précédents. Parmi tous les pays européens, c'est avec le Royaume-Uni que les rapports avec la Russie sont les pires.
Avec ce discours annonçant une rupture nette et franche avec l'UE, et renonçant à toute tentative de sauvegarder des éléments de son adhésion passée, Mme May aura mis ses ennemis sur la défensive. Sa rhétorique d'unité nationale dans les heures difficiles est construite pour dépeindre les nationalistes écossais, et les autres ennemis du résultat du référendum, par exemple le Parti libéral, comme des réfractaires et des fauteurs de troubles.
La vision énoncée par Madame May est très ambitieuse. Elle veut ce que tous les gouvernements britanniques ont voulu depuis l'adhésion du Royaume-Uni à la Communauté économique européenne en 1973 : les avantages sans les inconvénients. Sans doute ses ennemis internes et externes ne partageront pas l'optimisme si ardemment mis en avant par elle ce matin. Mais les temps sont propices pour les grands changements de paradigme, comme le montre l'investiture de Donald Trump ce vendredi. Si elle réussit, elle se sera avérée une grande visionnaire. Toutes proportions gardées, le registre de ce discours n'est pas sans rappeler un monument de la littérature anglaise du 19e siècle, le poème épique par Lord Tennyson sur le vieux Ulysse, dont les dernières lignes sont les suivantes:
Quoique bien des choses nous furent ôtées, beaucoup demeurent ;
et quoique
Nous ne sommes plus cette force qui dans les jours anciens
Remuait le ciel et la terre, ce que nous sommes, nous sommes ;
D’un même tempérament, de cœurs héroïques,
Affaiblis par le temps et le destin, mais intransigeant dans notre volonté
De lutter, de chercher, de trouver et de ne pas céder.
Du même auteur : Le discours d'adieu de Barack Obama : fin de la «politique de l'autruche»
Les opinions, assertions et points de vue exprimés dans cette section sont le fait de leur auteur et ne peuvent en aucun cas être imputés à RT.