Prenez ça en compte : un journal reçoit d'un lanceur d'alerte des documents portant sur la surveillance de masse opérée par l’Etat. Il publie une partie du matériel. Il remporte le prix Pulitzer pour avoir mis en valeur ces fuites.
Quelques années plus tard, après avoir gagné grâce à ce lanceur d'alerte de l'argent et remporté un prix prestigieux, il publie un éditorial affirmant que le lanceur d'alerte, qui a dû quitter son pays, sa famille et ses proches et demander l’asile politique à un autre pays, ne mérite pas un pardon officiel.
Quelle que soit votre opinion sur les lanceurs d'alerte, je suis sûr que vous serez d'accord avec moi : le journal s’est comporté de façon très répréhensible. On peut parler d'hypocrisie, de deux poids deux mesures, de traîtrise - ou trouver quelques mots non imprimables pour décrire ce que le journal a fait.
Mais en réalité, le comportement de Washington Post, car il s'agit bien de ce journal, ne devrait pas du tout nous surprendre.
Après tout, il s'agit d'un journal qui a encouragé avec enthousiasme la guerre illégale en Irak en 2003
Le premier journal dans l'histoire à avoir appelé à poursuivre en justice sa propre source d'information, après avoir accepté le prix Pulitzer (pour citer l’excellent Glenn Greenwald) - a pendant longtemps été l'organisme pro-élite et favorable à la guerre, se faisant passer pour une édition progressiste défendant «l'intérêt public». Leur manière de traiter Edward Snowden, le lanceur d'alerte en question, suit cette ligne.
Après tout, il s'agit d'un journal qui a encouragé avec enthousiasme la guerre illégale en Irak en 2003 - ayant écrit au moins 27 éditoriaux en faveur de l'entreprise criminelle du président George W. Bush, qui a fait environ un million de morts en Irak. L'organisation FAIR (Fairness and Accuracy in Reporting) a indiqué récemment que le Washington Post avait publié 16 articles négatifs sur Bernie Sanders entre le 6 et le 7 mars cette année - moment crucial dans la campagne pour l’investiture du parti démocrate.
La journal a également été à l’avant-garde de la guerre de propagande anti-russe actuellement menée par les Etats-Unis. Anne Applebaum, faucon néoconservateur extrême et partisan de la guerre en Irak, écrit toutes les deux semaines une chronique d’affaires étrangères qu'elle utilise pour attaquer la Russie et émettre des avertissements sévères sur la «menace» russe.
Peut-on vraiment s’attendre à ce qu'un journal qui publie les tirades d'Anne Applebaum contre la Russie, soutienne l'idée du pardon pour Edward Snowden ?
Sa chronique du 8 septembre était intitulée : «Comment la Russie pouvait déclencher une catastrophe électorale aux Etats-Unis», portant le paranoïa anti-russe à de nouveaux sommets. «Ils [les Russes] pourraient essayer de faire en sorte que Donald Trump soit élu. L'alternative, et ce serait certainement encore plus dévastateur, c'est qu’ils pourraient essayer de truquer les élections pour Hillary Clinton», a déclaré Anne Applebaum. En 2014, dans un morceau intitulé «La guerre en Europe n’est pas une idée hystérique», elle se demandait si les Européens devraient «laisser tomber tout , se mobiliser, se préparer pour une guerre totale [avec la Russie] alors qu’elle était encore possible».
Peut-on vraiment s’attendre à ce qu'un journal qui publie des tirades d'Anne Applebaum contre la Russie, soutienne l'idée du pardon pour Edward Snowden dans ses éditoriaux ?
Cela nous fait nous poser la question : pourquoi Edward Snowden a-t-il décidé à travailler avec le Washington Post en premier lieu ? Pour répondre à cette question nous devons nous mettre à sa place.
Le dilemme auquel les lanceurs d'alerte sont confrontés, c'est comment faire en sorte que les documents qu'ils font sortir soient ouverts aux plus grand nombre possible. Cela implique inévitablement, au moins partiellement, le recours à la presse écrite dominante.
Julian Assange, fondateur de Wikileaks, a été interrogé sur ce sujet lors d’une conférence de presse internationale à laquelle j'ai assisté plus tôt cet été à Moscou.
L'agenda des lanceurs d'alerte coïncide rarement avec les journaux avec lesquels ils travaillent
On lui a demandé par vidéo depuis Londres, pourquoi Wikileaks avait eu affaire avec des publications qui pouvaient être «pro-esablishment» ? Julian Assange a répondu que Wikileaks avait l'intention de faire un impact aussi important que possible, ce qui induisait la nécessité de coopérer avec certains des plus grands journaux de l’Ouest.
Cela peut être difficile à comprendre, mais, comme on l'a vu, les difficultés surviennent, parce que l'agenda des lanceurs d'alerte coïncide rarement avec les journaux avec lesquels ils travaillent. La relation entre Julian Assange et le journal britannique The Guardian a été constructive au début, mais, plus tard, il y a eu des désaccords concernant la rédaction de certains papiers.
The Guardian a publié en février un éditorial selon lequel Julian Assange, qui avait été enfermé à l’ambassade équatorienne à Londres depuis 2012, n’était pas victime d'une «détention arbitraire», comme l'avait indiqué la commission des Nations Unies.
Les chroniqueurs du Guardian se montrent extrêmement critiques envers Julian Assange, même si le journal a publié certains articles en sa défense également.
En adoptant une position aussi dure face à l'homme dont il a été heureux de publier les informations, The Washington Post s'est tiré une balle dans le pied
Un autre journal qui a publié les premiers documents de Wikileaks, The New York Times, a également eu une dispute avec Julian Assange. Dans un article intitulé «Wikileaks, post-scriptum» l'ancien rédacteur en chef du journal Bill Keller a décrit Assange comme la «rock-star des fuites» et a fustigé le fondateur de Wikileaks pour participation à une série télévisée du «bras armé de la propagande du Kremlin en langue anglaise», RT.
Il n'est donc pas nouveau pour les journaux occidentaux de se brouiller avec les dénonciateurs qui leur fournissent des documents. Il est cependant à noter qu'à la différence du Washington Post, ni The NY Times ni The Guardian, qui ont également reçu des documents de l'Agence nationale de la sécurité, ne s'opposent à une réhabilitation pour Edward Snowden.
En adoptant une position aussi dure face à l'homme dont il a été heureux de publier les informations, The Washington Post s'est tiré une balle dans le pied. Sa décision éditoriale a été fortement critiquée, notamment par Glenn Greenwald dans the Intercept.
«La décision du Washington Post de s'opposer au pardon pour le lanceur d'alerte Edward Snowden a surpris beaucoup de gens aux Etats-Unis, y compris une grande partie de la communauté journalistique du pays», indique the Guardian.
Les deux hommes méritent leur liberté : c’est l'immortel lobby de la guerre - et non pas ceux qui dénoncent ce que les gouvernements font en notre nom - qui doivent être tenus responsables
Aujourd'hui, un signe qui montre que The Washington Post a peut-être réalisé qu’il était allé trop loin. Dans son nouveau morceau, intitulé «Edward Snowden mérite une grâce présidentielle en tant que source et patriote», le chroniqueur de presse du journal, Margaret Sullivan, poursuit une ligne très différente de l'éditorial tristement célèbre du 17 septembre : «Snowden a rendu un important et courageux service pour le public américain et, en effet, pour le monde, quand il a permis aux organismes de presse de révéler la surveillance généralisée de gouvernement par rapport à ses citoyens. Une partie de cette surveillance violait la loi ; une autre, tout en étant respectueuse des loi, était néanmoins scandaleuse et inacceptable.»
Sullivan a raison. Snowden a rendu service au public américain et au monde entier. Julian Assange qui, ne l'oublions pas, n'a pas été formellement inculpé d'infraction, a fait de même. Les deux hommes méritent leur liberté : c’est l'immortel lobby de la guerre - et non pas ceux qui dénoncent ce que les gouvernements font en notre nom - qui doivent être tenus responsables. Mais là, ne vous attendez pas trop à ce que The Washington Post vous aide.