Le président du Parti Chrétien-Démocrate Jean-Frédéric Poisson est l'un de 26 élus qui ont voté contre la prolongation de l'état d'urgence. Pour lui, cette mesure est une atteinte à la séparation des pouvoirs.
RT France : Vous étiez parmi des 26 députés à voter contre la prolongation de l’état d’urgence, pourquoi ?
Jean-Frédéric Poisson (J. P.) : Depuis le mois de décembre, je suis chargé du contrôle de la mise en œuvre de l’état d’urgence au sein de la commission de l’Assemblée nationale. Cela fait maintenant huit mois et demi que je travaille sur cette question et que j’observe attentivement jour après jour cette mise en œuvre. Je constate premièrement une perte progressive d’efficacité du dispositif, pour une raison très simple : les mesures qui sont inclues dans l’état d’urgence, principalement les perquisitions administratives et les assignations à résidence, ne peuvent fonctionner vraiment que si elles sont soudaines et sur un temps court. Tous ceux qui ont quelque chose à se reprocher n’attendent pas tranquillement chez eux que la police vienne leur rendre visite, qu’on les assigne à résidence à tel ou tel endroit du pays. Ils se réorganisent et prennent toutes dispositions pour échapper à ces dispositifs.
C’est une atteinte à la séparation des pouvoirs
Si vous tracez la courbe d’actes pris dans le cadre de l’état d’urgence en termes de perquisitions et d’assignations à résidence, vous constatez que l’immense majorité d’entre eux ont été pris dans les cinq ou six premières semaines, entre la fin du mois de novembre et la fin du mois de janvier. Depuis, on constate une très nette diminution de ce nombre d’actes qui fait dire à beaucoup d’acteurs qu'en réalité, l’utilité de ce dispositif ne se justifie pas. Deuxièmement, le chef de l’Etat a dit le 14 juillet qu'avec la loi pénale votée le 3 juin 2016 à l’Assemblée nationale il y aurait maintenant des dispositions qui permettent de ne pas recourir à l’état d’urgence. Je suis rarement d’accord avec le chef de l’Etat français, mais là, il a raison puisque quasiment toutes les dispositions de la loi pénale permettent maintenant, dans le cadre du droit commun, de faire ce que fait l’état d’urgence, donc il n’est pas utile. Troisièmement, nous prenons le risque dans cette prolongation d’entrer dans une forme d’Etat d’urgence permanent, en donnant la priorité à la justice administrative sur la justice judiciaire, c’est la priorité du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire et c’est une atteinte à la séparation des pouvoirs. C’est donc inutile, inefficace et dangereux.
Le gouvernement est en quelque sorte prisonnier de sa propre rhétorique d’impasse
RT France : Si l'état d'urgence est inefficace et inutile, pourquoi le gouvernement décide de le prolonger ?
J. P. : Le ministre pourrait répondre mieux que moi. A ce que je comprends, c’est que le gouvernement s’est mis dans une espèce d’impasse. Plus vous dites à tous les Français que la seule manière efficace et réelle de lutter contre le terrorisme c’est l’état d’urgence, moins vous êtes capables d’en sortir, parce que le jour où vous en sortez, les Français se demandent si en même temps on essaie d’arrêter de lutter contre le terrorisme. Evidemment, il n’en est rien. Le gouvernement est en quelque sorte prisonnier de sa propre rhétorique.
Le gouvernement n’a rien à proposer sur le plan de l’économie et de l'éducation, en termes de projets politiques alternatifs
Ensuite, il y a une sorte de cache-misère. On voit bien, avec l’attentat de Nice et celui de l’adolescent dans le train en Allemagne il y a quelque jours, qu'il y a d’autres tentatives d’attentats en France et que nous sommes maintenant en train de passer à une autre forme d’attentats, très différente, perpétrés par des personnes isolées qui ne sont pas réperées par les services de renseignement ou de police. Tout cela nécessite de nouvelles formes de lutte contre le terrorisme et de toute façon, on ne luttera contre le terrorisme qu’après avoir pleinement investi le champ politique, le champ de l'éducation et le champ de la communication. Malheureusement le gouvernement n’entre pas dans ces différents champs, il n’a rien à proposer sur le plan de l’économie et de l'éducation, en termes de projets politiques alternatifs. L'état d'urgence est la seule façon de rassurer les Français sur l'énergie et la volonté du gouvernement de lutter contre le terrorisme. Mais nous poussons maintenant l'exercice à ses limites, alors que nous avons tous les outils pour répondre au terrorisme sur les plans militaire, sécuritaire, judiciaire. Mais il faut envisager d’autres types d’opérations : on reste sur le plan sécuritaire policier et cela ne suffit pas.
Le poids de la nation et la crainte de ne pas être compris par les Français expliquent le soutien, y compris de l’opposition, à cette prolongation de l’Etat d’urgence
RT France : Comment expliquez-vous le soutien aussi large du Parlement à la prolongation de l’état d’urgence ?
J. P. : Cela peut être compréhensible qu’on soit absolument bouleversé, horrifié par l'acte atroce de Nice et que, par respect pour les victimes, on soutienne quelque chose comme ça. Je ne pense pas que ce soit la bonne formule, d’ailleurs, j’ai beaucoup enttendu ces jours-ci que les Français ne comprendraient qu’on ne prolonge pas l’état d’urgence. Ce n'est pas du tout l'expérience que j'ai. Ceux à qui j’ai déjà parlé, les journalistes, comprennent parfaitement cette position, et je constate qu’il n’y a pas de soutien massif des Français sur ces dispositifs. D’ailleurs, quand ils se rendront compte que cela n’a absolument aucune espèce d’effets opérationnel réel, ils changeront d’avis. Je pense qu’à la fois le poids de la nation et la crainte de ne pas être compris par les Français expliquent ce soutien, y compris celui de l’opposition, à cette prolongation de l’Etat d’urgence.
Je suis beaucoup plus dubitatif sur notre présence dans la coalition contre Daesh, parce que ce n’est certainement pas la bonne manière de garantir la présence de la France dans cette région
RT France : En réaction à l’attentat de Nice, François Hollande a déclaré qu’il poursuivrait la lutte contre l’Etat islamique en Syrie. La France a effectivement conduit une série de frappes aériennes à Minbej. Mais la plupart des auteurs des attentats en France et en Belgique se sont radicalisés sur le territoire européen. Pourquoi aller frapper les terroristes en Syrie alors qu’ils se trouvent en France ?
J. P. : C’est toute la question de savoir ce que fait la France dans ce conflit au Proche-Orient. Je considère que la position du président Chirac en 2003 de ne pas intervenir en Irak, malgré les demandes extrêmement pressantes des Américains, était la bonne. Je pense que nous sommes parfaitement légitimes, parce que c’est notre zone d’influence pour intervenir au Sahel et en Afrique du Nord où on s’est créé des problèmes, c’est pour cela que nous sommes en Libye, que l’armée française est présente en Centre-Afrique, au Mali et sans doute dans d’autres pays de l’Afrique Noire. Je suis beaucoup plus dubitatif sur notre présence dans la coalition contre Daesh, parce que ce n’est certainement pas la bonne manière de garantir la présence de la France dans cette région.
Nous avons préféré travailler avec les Saoudiens et les Turcs alors qu’il aurait fallu privilégier, sans doute, les alliances plus solides avec la Russie, la Jordanie et l’Iran
Historiquement notre pays a toujours été un interlocuteur extrêmement présent au Proche-Orient, nous avons bien évidemment exercé un mandat sur la Syrie et le Liban pendant à peu près toute la première moitié du XXe siècle et nous y sommes depuis bien longtemps, parfois d’ailleurs en servant d’intermédiaire entre les différentes communautés. Nous avons une position médiatrice dans cette région qui nous permettait de parler avec tous les interlocuteurs en présence, y compris avec les Syriens à l’époque où ils étaient encore plus proches de l’Union soviétique. Nous avons perdu cette position, parce que nous avons pris parti, de manière formelle pour la position américaine. Je pense que nous avons fait une erreur. Les intérêts des Américains dans cette région du monde ne sont pas les intérêts français. Nous avons oublié que même si le régime de Bashar el-Assad est critiquable sous beaucoup d’aspects, la Syrie reste un interlocuteur important, c’est quelqu’un avec qui nous pouvons travailler de manière beaucoup plus sûre qu’avec les pays qui sont tout autour. Nous avons préféré travailler avec les Saoudiens et les Turcs alors qu’il aurait fallu privilégier sans doute les alliances plus solides avec la Russie, la Jordanie et, pourquoi pas, l’Iran qui sont sans doute plus proches de nos intérêts que les trois pays que j’ai cités.
Maintenant en tout cas les Français radicalisés n’ont pas besoin de partir en Irak et en Syrie et de revenir pour se radicaliser et commettre des attentats
Nous nous sommes enferrés dans une situation qui durera encore longtemps, parce que même si la prise de Mossoul sera évidemment un élément extrêmement important pour la chute définitive du califat, cela prendra beaucoup de temps. Et en attendant, pendant ce temps-là, Daesh propage dans le monde entier ses capacités de nuisances et nous les subirons encore. Maintenant en tout cas les Français radicalisés n’ont pas besoin de partir en Irak et en Syrie et de revenir pour se radicaliser et commettre des attentats, ce qui était le cas des auteurs de l’attentat du Bataclan et de Charlie Hebdo. Maintenant ils sont effectivement sur place. D’ailleurs, les instructions de Daesh disent désormais : ne prenez pas la peine de venir de Syrie ou en Irak, frappez là où vous êtes, dans votre pays. Cela veut dire que nous devons avoir certes une réponse militaire mais aussi que notre message doit être beaucoup plus politique et culturel qu’il ne l’est maintenant. La réponse uniquement sécuritaire proposé par l’Etat d’urgence me paraît décalée.
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