Les criminels de guerre contre les crimes de guerre

La satire est morte le jour où Tony Blair a été nommé envoyé spécial pour la paix au Moyen Orient. Mais le fait que William Hague soit à l'avant-garde de la campagne contre la violence sexuelle, l’a définitivement enterrée. Analyse de Dan Glazebrook.

Ibtisam avait 15 ans lorsque Daesh est venu dans son village. Il était 9h du matin, le bruit des fusillades produit par les forces qui s'approchaient devenait de plus en plus fort. Ayant tout mis dans la voiture, sa famille a fui, mais ils ont dû passer par la ville de Dahuk du Kurdistan irakien pour chercher du lait pour bébé. C'est là qu'on les a capturés. Les hommes ont été exécutés immédiatement ; Ibtisam et ses deux petites sœurs ont été envoyées en captivité dans la ville de Tal Afar.

Quelques semaines plus tard, on les a placées dans un autre bâtiment avec à peu près 700 femmes et filles où Ibtisam a été séparée de force de ses petites sœurs, l'une d'entre elle âgée de 5 mois seulement. Un homme beaucoup plus âgé l'a remarquée avec une autre fille, les a emmenées chez lui et les a violées. Le jour suivant, ayant vu que la maison paraissait vide, elles ont réussi à s'enfuir. Elles ont atteint la route et attrapé un taxi ; heureusement, le chauffeur s'est montré compatissant et leur a offert l'asile chez lui, faisant tout son possible pour les cacher. Rapidement, il est devenu dangereux pour elles de rester là. Il les a alors emmenées dans la maison d'un ami. Au moment de passer par le poste de contrôle, elles ont été de nouveau capturées par Daesh et envoyées dans un sous-sol plein d'autres femmes et filles. On les y battait régulièrement comme avertissement pour toutes celles qui pourraient essayer de s’enfuir. Quand son amie a commencé à cracher du sang, elles ont été placées dans un hôpital.  Mais dès qu’elles se sont senties mieux, elles ont été ramenées dans le sous-sol et la torture a continué. Pendant les mois qui ont suivi, elles ont été vendues encore une fois en tant qu'esclaves sexuelles, puis revendues de nouveau, et violées plusieurs fois.

C'est une des multitudes de témoignages troublants présentés dans le rapport publié ce mois par la Commission sur la violence sexuelle pendant les conflits de la Chambre des Lords. Ibtisam (ce n'est pas son vrai nom, car, dans le rapport, les témoins parlent sous réserve d’anonymat) est yézidie, l'une des centaines pour ne pas dire des milliers de celles qui ont vécu pareille expérience. La situation désespérée des Yézidis a fait la une des journaux pendant une courte période à l’automne 2014, mais le rapport de la Commission montre que ces expériences sont loin d'être des cas isolés.

Le rapport évoque 19 pays dans lesquels la violence sexuelle liée aux conflits est particulièrement fréquente

En effet, le rapport évoque 19 pays dans lesquels la violence sexuelle liée aux conflits est particulièrement fréquente. Cette liste provient d'un autre rapport préparé l'année dernière par le Secrétaire Général de l'ONU pour le Conseil de sécurité. Le rapport indique que dans ces 19 pays «la plupart des violences sexuelles sont commises par des acteurs non étatiques», en évoquant en particulier «ceux qui ont adopté des idéologies extrémistes en Irak, en République arabe syrienne, en Somalie, au Nigéria, au Mali, en Libye et au Yémen.»

La liste est importante, car ce n'est pas seulement l’extrémisme violent qui réunit ces pays. C'est que tous ces pays ont été délibérément déstabilisés par la politique du gouvernement britannique, ce qui a créé des conditions pour que l'extrémisme de ce genre prospère.

Prenez l'exemple du Yémen. La Grande-Bretagne était si profondément impliquée dans la campagne saoudienne des bombardements entamée l'année dernière que l'on pourrait la percevoir comme une guerre britannique par procuration. Dès son lancement, la Grande-Bretagne a devancé les Etats-Unis pour devenir le plus grand fournisseur d’armes à l'Arabie Saoudite, ayant fourni tous les avions de combat, les missiles et les bombes nécessaires à la campagne qui a fait au moins 10 000 morts, a privé 90% de la population d'accès à l'eau potable et au système sanitaire et a amené 14 millions de personnes au bord de la famine. L'armée britannique a également envoyé six «conseillers» qui assistent les forces aériennes saoudiennes, et il y a des suspicions qu'encore une centaine de militaires britanniques joueraient un certain rôle.

Il existe un lien troublant entre la présence de groupes armés et la hausse des mariages précoces et forcés, qui entraînent des sévices sexuels sur les filles les plus pauvres

Le rapport du Secrétaire Général sur la violence sexuelle avait été publié avant le début des bombardements saoudiens. Mais il a noté que les combats au Yémen avaient eu pour résultat 148 108 personnes déplacées à l'intérieur du pays, dont «une majorité de femmes et d’enfants de plus en plus vulnérables à la violence sexuelle. Une hausse marquée de la violence à l’égard des femmes a été observée dans les zones touchées par le conflit. Cette violence prend le plus souvent la forme de viols, d’agressions sexuelles et de mariages précoces. Il existe un lien troublant entre la présence de groupes armés et la hausse des mariages précoces et forcés, qui entraînent des sévices sexuels sur les filles les plus pauvres et les plus vulnérables de la société.»

Le chiffre de 148 000 réfugiés exposés à ces risques a atteint à peu près 2,5 millions, une conséquence directe de l’escalade soutenue dirigée par la Grande-Bretagne. La politique du gouvernement britannique a donc multiplié les violences sexuelles par 16 au Yémen.

On peut raconter une histoire similaire pour chacun des pays de la liste du Secrétaire Général. En Syrie les «acteurs non étatiques qui ont adopté des idéologies extrémistes» par qui «la plupart des violences sexuelles sont commises»ont toujours eu le soutien du gouvernement britannique, et il en est de même aujourd'hui. La Grande-Bretagne, qui depuis 2011 assurait le soutien diplomatique et même envoyait des forces spéciales pour les insurgés, a toujours encouragé et facilité leur expansion depuis, et a été impliquée dans la livraison de 3 000 tonnes d'armes en novembre 2012 (livrées par la Croatie pour contourner l'embargo de l'UE sur les armements) et ayant opéré un lobbying actif pour lever l'embargo l'année suivante.

Le chiffre de 148 000 réfugiés exposés à ces risques a atteint à peu près 2,5 millions, une conséquence directe de l’escalade soutenue et dirigée par la Grande-Bretagne

Elle a organisé des entraînements de ces milices en Jordanie et assure maintenant un appui aérien : au cours des discussions qui précédaient l'année dernières les frappes aériennes David Cameron a déclaré ouvertement que ce n'était pas l'Armée arabe  syrienne, non sectaire et contrôlée par le gouvernement élu qui serait son allié sur le terrain, mais plutôt les 70 000 combattants des milices dont 40 000 avaient été identifiés par son propre conseiller de sécurité nationale Mark Lyall Grant comme des «islamistes radicaux».  Comme tout le monde le sait, Daesh est justement apparu au sein des groupes que la Grande-Bretagne aidait à détruire la Syrie, et même maintenant, en pleine «guerre contre Daesh», la Grande-Bretagne refuse toujours d'attaquer le groupe quand il s'agit de la lutte contre le gouvernement syrien.

C'est bien grâce à cette position avantageuse qu'il a gagné en Syrie avec l'aide de l'Occident que Daesh a réussi à mettre sous son contrôle de large bandes du territoire irakien affaibli par des décennies de bombardements britanniques et américains, de sanctions et d'occupation. Les 1 500 civiles qui, d'après les estimations de l'ONU, sont tenues par Daesh en esclaves sexuels en Irak tout comme ceux qui souffrent de violence sexuelle au Yémen n'ont qu'à remercier la Grande-Bretagne et ses alliés.

Ensuite venait évidemment la Libye. Début 2011, la Grande-Bretagne appelait activement à l'intervention de l'OTAN en vue de soutenir l'insurrection violente et raciste dirigée par le Groupe Islamique Combattant en Libye initialement affilié à Al-Qaïda.

Le gouvernement britannique a joué un rôle clef non seulement en attisant ces conflits caractérisés par de graves violences sexuelles, mais également en soutenant et armant ces mêmes groupes qui commettent ces violences 

Comme prévu, les destructions de l’OTAN transformèrent le pays le plus développé et le plus prospère d’Afrique en un Etat en déliquescence, avec la pauvreté, les enlèvements, les guerres de gangs et la violence sexuelle qui s’en suivent. «Les activités des extrémistes en Libye», précise le rapport de l’ONU, «sont très inquiétantes étant donné les tendances régionales en ce qui concerne les violences sexuelles perpétrées par les groupes armés» - c’est-à-dire les groupes armés et amenés au pouvoir par l’OTAN.

Mais les actions de l’OTAN en Libye allèrent beaucoup plus loin que ça. La destruction de l’autorité de l’Etat libyen signifiait qu’après l’effondrement du gouvernement, la majeure partie de l’arsenal militaire du pays tomba entre les mains de diverses milices de la région. Comme le précise un rapport du Centre d’études Al-Jazeera, «les groupes terroristes comme AQMI [Al Qaïda au Maghreb islamique] acquirent des armes lourdes comme les missiles de lutte anti-aérienne et anti-tank SAM-7, et les rapportèrent au Sahel» (incluant entre autres des régions du Mali, du Burkina Faso, d’Algérie, du Tchad, du Nigéria). En conséquence, «avec l’aimable autorisation d’AQMI, ces armes furent transférées à des groupes comme Ansar Dine [et] Boko Haram…leur permettant de monter des attaques encore plus audacieuses et meurtrières».

Les 1 500 civiles qui [...] sont tenues par Daesh en esclaves sexuels en Irak tout comme ceux qui souffrent de violence sexuelle au Yémen n'ont qu'à remercier la Grande-Bretagne et ses alliés

La guerre du Mali qui a commencé en 2012 et la montée de Boko Haram sont toutes deux des retombées directes de l’intervention de l’OTAN en Libye. En ce qui concerne Boko Haram, le rapport de l’ONU explique que «les mariages forcés, l’esclavage et la vente de femmes et de jeunes filles enlevées sont au cœur du modus operandi et de l’idéologie de Boko Haram». «En novembre 2014, les organisations non gouvernementales ont déposé 104 plaintes contre les groupes armés pour des incidents de violence sexuelle sur des femmes et des jeunes filles qui se sont produits lors du conflit au Mali en 2012 et 2013. Ces incidents ont été classés crimes de guerre et crimes contre l’humanité et attribués aux membres du Mouvement national de libération de l’Azawad, d’Ansar Dine et du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest», tous ont profité de l’instabilité régionale et de l’accès aux armes générés par la guerre de l’OTAN.

Le gouvernement britannique a joué un rôle clef non seulement en attisant ces conflits caractérisés par de graves violences sexuelles, mais également en soutenant et armant ces mêmes groupes qui commettent ces violences. Que ce même gouvernement prétende mener une «initiative» mondiale pour «éviter les violences sexuelles dans les conflits», c’est le comble de l’ironie – et que William Hague, le ministre des Affaires étrangères qui a supervisé le soutien britannique à Al-Qaïda et leurs alliés en Libye et en Syrie, soit à la tête de cette initiative, c’est une insulte aux milliers de victimes de cette politique.

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