La censure existe toujours dans les sociétés démocratiques : sous forme de dommages et intérêts, estime l’avocat et écrivain Emmanuel Pierrat qui a guidé une «flânerie littéraire» au Salon du Livre.
«La censure est une chose aussi ancienne que l’histoire du livre et de l’édition», a commencé le récit d’Emmanuel Pierrat, qui lui-même défend actuellement l’auteur Edouard Louis, en procès pour son Livre L’histoire de violence. L’homme soupçonné d’avoir violé l’écrivain Edouard Louis l’assignait pour atteinte à la présomption d’innocence et à la vie privée.
«On est chacun censeur du livre qu’on publie», a poursuivi l’avocat en expliquant que les angoisses, les doutes, les convictions religieuses, la sexualité font que tel ou tel livre se retrouve dans le lot des interdits et sans oublier de souligner un paradoxe : «En même temps, nous sommes tous les premiers à descendre un dimanche de janvier pour défendre la liberté d’expression, pour une liberté que nous sommes toujours prêts à porter la fleur à fusil.»
Pour lui, le premier et le plus ancien des censeurs est la religion. Les livres ont été interdits, et seront toujours interdits, pour des questions religieuses pas nécessairement liées au blasphème ou aux caricatures de Charlie. Cela a commencé avec l’œuvre de Copernic, qui n’a été « enlevée des enfers » il n’y a que cinq ans par le Vatican – soit 500 ans après le début de son interdiction !
Je m’attends à une loi qui va interdire de promouvoir le steak parce que c’est cancérigène
Le pouvoir politique est le deuxième censeur, qu’il s’agisse d’une démocratie ou d’une dictature. Le pouvoir s’est toujours inquiété des livres, car c’est là le meilleur moyen de passer un message d’une manière plus poétique et sensible qu’un simple slogan. On se souvient de Baudelaire avec ses Fleurs du mal, ou de Flaubert attaquant le modèle bourgeois avec Madame Bovary.
Il y a aussi la question des livres érotiques, qui portent atteinte aux «bonnes mœurs» : «On ne sait pas exactement ce que c’est mais on comprend ce que sont les «mauvaises mœurs», a ironisé Emmanuel Pierrat en expliquant que ces «mauvaises mœurs» ont permis d’attaquer des livres extrêmement sérieux sous prétexte qu’ils auraient pu avoir un caractère pornographique. «La pornographie c’est l’érotisme des autres», a-t-il ajouté.
Si la censure à l’ancienne luttait contre des ouvrages d’«écrivains embastillés», celle d’aujourd’hui lutte par le biais de l’argent. La menace de 50 000 euros de dommages et intérêts peut assez vite dissuader l’écrivain et la maison d’édition - même les plus puissants. Même si le procès est gagné, cela coûte la fabrication de trois ou quatre livres. Un procès perdu ? 15 livres.
«Je relis toutes les rentrées littéraires de façon à ce que les livres ne soient pas poursuivis par des gens qui pensent qu’ils portent atteinte à la vie privée, font la promotion des cigarettes, du tabac ou de l’alcool, qu’on ne mange pas assez de fruits et légumes par jour... déplore Emmanuel Pierrat. Je m’attends à une loi qui va interdire de promouvoir le steak parce que c’est cancérigène», fait-il rigoler l’audience.
Ce paradoxe, qui ne cesse d’amuser et d’effrayer l’avocat, pèse aussi sur la vie sexuelle des adolescents. Même si la majorité sexuelle est à 15 ans et l’éducation sexuelle commence à 12 ans, mettre en valeur le fait de faire l’amour «ne peut être lisible ou visible dans le cinéma qu’à partir de 18 ans, sinon cela tombe sous le coup de corruption de mineurs [...] C’est-à-dire qu’à 12 ans, on vous explique comment ça marche, à 15 ans vous avez le droit de le faire, et à 18 ans vous pouvez éventuellement comprendre que cela vous procure du plaisir», persifle Emmanuel Pierrat.
En fiction, les personnages doivent être encore plus légaux et respectueux de la loi que dans la vraie vie
Finalement, l’avocat, qui contemple un livre où le malheureux héros adolescent veut passer à l’acte avec sa copine, va lui faire changer son âge, à 18 ans au minimum ; c’est seulement à ce prix-là que l’éditeur échappera aux poursuites, explique Emmanuel Pierrat. «Et ce pour éviter de devoir payer 50 000 euros en raison d’une vertue bien-pensante qui confond la morale religieuse du Moyen Age avec la réalité littéraire aujourd’hui».
Cela concerne tous les domaines de la création artistique, y compris la télé où « il n’y a pas une seule poursuite en voiture à 150 km/h sans ceinture de sécurité». L’avocat a même mis au défi son public de ce salon du livre de trouver un seul ouvrage qui présenterait en couverture un personnage qui tient un mégot.
«En fiction, les personnages doivent être encore plus légaux et respectueux de la loi que dans la vraie vie», constate-t-il.
Il faut savoir résister et lutter contre les prêts-à-penser tels que ceux proposés par notre gouvernement
Depuis janvier 2015 la société est confrontée un autre problème. «Ce sont les dingues avec les Kalachnikov», a regretté l’avocat. Néanmoins, Emmanuel Pierrat est «vent debout» contre l’état d’urgence. Car dans les années 50 et 60, alors que le pays avait déjà vécu de telles mesures, l’état d’urgence avait été dirigé non vers les terroristes, mais « contre les gens qui ont décrit ce que était la torture commise par les policiers français à l’égard de quiconque s’opposait à la décolonisation et à l’indépendance de l’Algérie». Ainsi, «il faut savoir résister et lutter contre les prêts-à-penser tels que ceux proposés par notre gouvernement», selon lui.
Aujourd’hui les livres et les écrivains sont en danger. Emmanuel Pierrat met en garde son public : « Nous sommes dans un pays formidable, qui défend la liberté d’expression, la proclame dans la déclaration des droits de l’homme et des citoyens... et nous ne sommes pas capables d’en tenir les tenants et les aboutissants. Nous luttons contre les Kalachnikovs d’un côté et contre les dommages et intérêts d’autre. On pourrait au moins arrêter les dommages et intérêts !», a-t-il conclu avec humour.
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