Avocat au Barreau de Paris, écrivain, auteur de «Liberté sans expression ? Jusqu’où peut-on tout dire, écrire, dessiner», Emmanuel Pierrat revient pour RT France sur les restrictions législatives à la liberté d’expression introduites en France.
La liberté d’expression est un principe né sous les Lumières, inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, toujours en vigueur en droit français. Son article 11 rappelle que «la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement», mais précise aussitôt «sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi».
En France, la liberté d’expression, de pensée et d’opinion est aussi assurée par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (1950) – qui est régulièrement invoquée en jurisprudence –, la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) ou encore le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966). Citons encore la loi du 29 juillet 1881, baptisée loi sur la liberté de la presse, qui proclame en son article premier ladite liberté ; mais elle est contrariée par les dizaines d’autres articles qui la composent et détaillent la diffamation ou encore la provocation aux crimes et délits.
L'association mondiale d'écrivains le #PEN remet le prix "courage et expression" au journal #CharlieHebdohttp://t.co/fNKEBy8Epp
— RT France (@RTenfrancais) 6 Mai 2015
Quelques centaines d’autres dispositions légales éparses sont encore applicables, dont il serait extrêmement fastidieux de dresser une liste complète. De nouvelles restrictions législatives à la liberté d’expression voient, en effet, le jour pratiquement chaque année.
Parmi les plus récentes innovations, il faut relever les lois, articles et dispositifs relatifs à la provocation au suicide (1987), à la présomption d’innocence (en 1993, renforcée en 2000), au statut des livres de criminels (2004), sans compter l’emprise considérable du droit à l’image, révélateur des mécanismes subtils de la censure contemporaine. En quelques années, le droit s’est en effet soudainement emparé, par de multiples textes, des débats animant la société française à propos de ses minorités (notamment ethniques), de son passé colonial, de sa jeunesse, de la santé, etc.
Le principe du censeur français reste d’accumuler les textes répressifs, sans pour autant abroger ceux qui sont tombés en désuétude : une loi permettant d’interdire peut toujours servir. L’histoire judiciaire française la plus récente a ainsi vu resurgir le délit de fausses nouvelles de la loi du 29 juillet 1881, ou encore celui d’offense au chef de l’Etat.
Le droit français est l’un des plus contraignants. Non pas qu’il se veuille aujourd’hui le plus censeur, mais il se présente au contraire comme le plus protecteur des régimes : protecteur, hier, de la morale et de la religion ; protecteur, aujourd’hui comme hier, des «nous tous»... Il est donc de coutume de dire, chez les juristes spécialisés, que si un «message» est diffusable en France, il l’est impunément partout dans le monde ou presque.
Aujourd’hui, les interdictions pures et simples de journaux, de films ou de livres, par exemple en matière de mœurs, sont rares, mais les attaques sont incessantes. La morale sexuelle existe d’ailleurs toujours : elle a juste changé de sujet de préoccupation.
Pourtant, depuis quelques années, voire quelques décennies, le pouvoir politique a compris avoir rarement à gagner en popularité en procédant à des censures d’œuvres ou d’organes de presse.
En pleine séance de service de presse chez Flammarion pour "La Liberté sans expression ?" En librairie mercredi 20 ! pic.twitter.com/7D3lFnG8Hq
— Emmanuel Pierrat (@EmmanuelPierrat) 6 Mai 2015
La véritable nouveauté de la fin du XX ème siècle et de ce nouveau millénaire est sans doute la constitution d’entités juridiques, dans le seul dessein d’agir sur le terrain du droit et non plus de la seule réprobation morale. Ce phénomène n’est pas propre aux catholiques intégristes : tous les lobbies attaquent à la place de l’Etat pour défendre un intérêt qu’il disent général. Il y a là un passage du relais d’un contrôle étatique à des poursuites privées. Les ligues de vertu pullulent, de tous bords, sous forme d’associations. Certaines ont des buts vénérables («défendre la liberté d’expression») et ne s’en retrouvent pas moins à fustiger les écrivains en correctionnelle dès lorsqu’ils sont suspectés de propos racistes.
La répression de la liberté d’expression s’est, comme le reste de la société, largement privatisée. Les particuliers aussi (stars ou simples quidams) veulent défendre leur intimité, malmenée par les biographies non autorisés ou dans les auto-fictions. Et les entreprises comme les «capitaines d’industrie» s’en mêlent, surtout quand la Bourse surveille leur image. Le révélateur est la création d’une «chambre de la presse» au Palais de justice de Paris, qui occupe plusieurs sections de magistrats à temps plein.
Le phénomène d’auto-censure exercé par les éditeurs, les chaînes de télévision ou les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), leur service juridique ou leurs avocats, en est d’autant plus fort. On ne peut toujours pas publier sans trier ou masquer, sous peine d’être condamné. Les dommages-intérêts sont le visage moderne de l’inquisition.
Ce recul de la liberté d’expression atteint directement la fiction et l’imaginaire : Lucky Luke ne fume plus depuis belle lurette. Les héroïnes de papier brandissent, à raison, la capote à leur partenaire. Et les policiers des séries télévisées mettent leur ceinture quand ils patrouillent en voiture. Si le héros est pédophile, serial killer ou néo-nazi, il doit faire acte de repentance au dernier chapitre. A défaut, il sera jugé et son créateur lui sera assimilé. Même de fiction, les personnages sont tenus de conserver dignité, morale et respect de la loi. Car il n’y a pas plus de droit à la fiction qu’il n’y en a à l’humour ou au pamphlet.
Certes, le blasphème, proféré par le biais d'un livre, d'un article de presse ou d'un dessin, n’est plus réprimé par les juridictions laïques françaises. Mais, après des attaques de la part de groupes catholiques, des associations musulmanes ont poursuivi Michel Houellebecq pour son livre Plateforme, en 2002, sans oublier, en 2007, l’affaire dite des caricatures de Mahomet, publiées par Charlie Hebdo.
L’apologie du terrorisme est devenue, depuis une loi du 13 novembre 2014, un délit propre au code pénal, avec des sanctions renforcées, qui s’applique depuis janvier dernier aux pitoyables ou terrifiants pro-Coulibaly et autres soutiens des frères Kouachi.
Il n’y a que la Cour européenne des droits de l’homme pour imposer à la France de limiter cette pente dangereuse. Cette juridiction a ainsi, en 2001, forcé la France à abroger le régime de censure préalable applicable jusque-là aux publications en langue étrangère en vertu d’un décret-loi du 6 mai 1939. De même, par un arrêt de 2002, elle a contraint le législateur national à abroger en 2004 le délit d’offense aux chefs d’Etat étrangers, aux chefs de gouvernement étrangers, à leurs ministres des affaires étrangères et agents diplomatiques.
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