Jacques Sapir est directeur d’Études à l’ École des Hautes Études en Sciences Sociales, dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS), le groupe de recherche IRSES à la FMSH

Joffrin, l’histoire et les tyrans

Joffrin, l’histoire et les tyrans© Charles Platiau Source: Reuters
Des exemplaires du journal Libération
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L’économiste Jacques Sapir répond à un éditorial de Laurent Joffrin, la gauche larguée face à la «Réac Academy», publié par Libération le 20 janvier 2016.

Monsieur Joffrin s’exerce aux leçons de politiques. Dans un éditorial, La gauche larguée face à la «Réac Academy», publié le 20 janvier, il s’essaye aux leçons de politiques et de morale. L’effort est méritoire, mais le résultat calamiteux. Mais, quand on veut donner des leçons, il vaut mieux maîtriser son sujet. Et Monsieur Joffrin en est loin. Cela ne semble pas l’émouvoir ; et pour cause. Il ne s’agit pas ici d’analyse ou d’effort réel pour comprendre la situation. Monsieur Joffrin parle le bobo pour les bobos.

La guerre est finie

Notre éditorialiste ignore manifestement que la guerre est finie. Peut-être qu’au lieu d’écrire, il eut mieux fait de voir le beau film d’Alain Resnais qui porte ce titre.

Cette guerre, c’est bien entendu celle de 1914-1918, celle que George Brassens disait dans une célèbre et ironique chanson préférer, mais aussi celle de 1939-1945. Les deux sont liées bien entendu. Les conséquences de la guerre totale, menée entre 1914 et 1918, expliquent à bien des égards le contexte des années 1920 et 1930. Le nazisme n’est ainsi pas compréhensible sans une analyse de la violence de masse et de ses conséquences tant politiques que psychologiques sur les sociétés européennes. C’est pourquoi toutes les comparaisons entre la situation actuelle et celle des années 1930 sonnent faux. Ceux qui s’y livrent réfléchissent comme des miroirs et résonnent comme des tambours, les tambours d’une posture qui se veut héroïque et qui n’est que ridicule.

Ce qui est grotesque et pathétique dans la position des bobos, c’est de vouloir imiter les postures de résistants célèbres dans des références, explicites ou implicites, aux combats de ces années-là

Il en est ainsi de cette tarte à la crème insipide sur la soi-disant «alliance rouges-bruns». Le terme est directement issu des débats de la fin des années 1920 en Allemagne. Il fut notamment utilisé pour décrire la «tendance» au sein du NSDAP (le parti Nazi) des frères Strasser et les (distantes) sympathies de certains des dignitaires (Himmler et Goebbels) pour l’Union soviétique. Or, de ce contexte, ce terme est vide de sens. C’est en particulier le cas aujourd’hui. Ni le Front national (et c’est bien heureux) ni l’extrême-gauche ne communient dans une même haine pour les institutions (que tous acceptent à des degrés divers) et dans une même fascination pour la violence.

En fait, non seulement la guerre unique en réalité de 1914 à 1945, et dont la période de 1918 à 1930 ne constitua en réalité qu’une trêve, est bien finie, mais les guerres de la décolonisation, celle d’Indochine et celle d’Algérie en ce qui concerne la France sont aussi révolues. Ce n’est pas simplement le fait du temps qui passe inexorablement. Le contexte politique a changé, conduisant à de nouveaux affrontements et de nouvelles menaces. Ce qui est grotesque et pathétique dans la position des bobos dont Joffrin est indiscutablement un idéologue, même s’il est loin d’être le seul, c’est de vouloir imiter les postures de résistants célèbres dans des références, explicites ou implicites, aux combats de ces années-là. Mais il est vrai que l’imitation évite de penser le monde actuel. Nos pseudo-résistants ne sont en vérité que des flemmards de la pensée.

De nouveaux combats s’annoncent

Si l’on veut donner des leçons de politique, il faut les fonder sur une analyse de la situation. Une première caractéristique de celle-ci est que la place des nations européennes a fondamentalement changé depuis maintenant près de trente ans. Dans les années 1930, les pays d’Europe occidentale se disputaient la prééminence du monde avec les Etats-Unis. La crise de 1929 correspond au processus de réalisation de l’hégémonie étatsunienne, et à la contradiction qu’il existait à l’époque entre la représentation du monde par ces élites (qui restaient en partie gagnées à l’isolationnisme) et la réalité de la puissance tant économique et financière que militaire. Depuis 1945, nous sommes entrés de plain pied dans un monde largement dominé par les Etats-Unis. Aujourd’hui, en fait depuis le début du XXIème siècle, cette hégémonie tend à s’éroder (cf. Sapir J., Le Nouveau XXIè Siècle, le Seuil, Paris, 2008). Une des conséquences de cet état de fait est la montée de nouvelles puissances, la Chine, l’Inde, et l’ouverture d’un espace politique permettant à diverses nations de recouvrer leur souveraineté. Mais, en Europe, le combat pour la souveraineté des peuples se double d’un combat pour la démocratie, ce que laissaient prévoir les suites du référendum de 2005 sur le projet de Constitution européenne (cf. Sapir J., La fin de l’euro-libéralisme, Le Seuil, Paris, 2006) et ce qu’a confirmé l’affrontement entre la Grèce et les institutions européennes.

L’Union européenne constitue donc un système colonial sans métropole et en fait n’est qu’un colonialisme par procuration

En juin 2014, candidat du groupe de la Gauche Unitaire Européenne à la présidence du Parlement Européen, Pablo Iglesias, le responsable de PODEMOS, justifiait ces choix politiques et stratégiques en ces termes : «la démocratie, en Europe, a été victime d’une dérive autoritaire […] nos pays sont devenus des quasi-protectorats, de nouvelles colonies où des pouvoirs que personne n’a élus sont en train de détruire les droits sociaux et de menacer la cohésion sociale et politique de nos sociétés». Car nous en sommes là. La dérive autoritaire que l’on peut constater tant en France que dans les autres pays européens, est justifiée et mise en œuvre dans des cadres de relations quasi-coloniales dont l’Union européenne sert de vecteur. Monsieur Jean-Claude Juncker l’a clairement dit : «Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens».

Les dirigeants européens reprennent consciemment le discours de l’Union soviétique par rapport aux pays de l’Est en 1968 lors de l’intervention du Pacte de Varsovie à Prague : la fameuse théorie de la souveraineté limitée. Ils affectent de considérer les pays membres de l’Union européenne comme des colonies, ou plus précisément des «dominion», dont la souveraineté serait soumise à la métropole (cf. Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Michalon, 2016). Sauf qu’en l’occurrence, il n’y a pas de métropole. L’Union européenne constitue donc un système colonial sans métropole et en fait n’est qu’un colonialisme par procuration. Derrière la figure d’une Europe soi-disant unie, mais qui est aujourd’hui divisée dans les faits par les institutions européennes, on discerne la figure des Etats-Unis.

Les combats d’aujourd’hui s’enracinent dans cette réalité. Mais, ignorant cette dernière, vous ne pouvez, vous et vos semblables, que chercher à les défigurer. Vous ne pouvez donc pas comprendre le combat pour l’éducation de Natacha Polony, un combat pour que TOUTE la population ait accès à la culture et non pas seulement les enfants des privilégiés. Vous ne pouvez comprendre le combat de ces syndicalistes, qu’ils soient ouvriers ou paysans, qu’ils défendent les fonctionnaires ou les employés, et qui ont compris, ou qui sont en train de comprendre, que leur combat ne pourra aboutir qu’une fois que nous aurons recouvré notre souveraineté. Ces combats prennent des formes et des médiations qui sont naturellement différentes de celles héritées de la fin du XIXème et du début du XXème siècles. Mais, ces combats sont ceux, toujours recommencés, ou la lutte pour la défense des conditions d’existence se mélange indissolublement avec la lutte pour la construction de la souveraineté.

Paix entre nous et mort aux tyrans

Mais, dans le même temps, cette tentative à deux niveaux de faire passer les pays européens sous la coupe d’un pouvoir colonial qui ne dit pas son nom, et de faire passer après cette Europe asservie sous la coupe de la puissance américaine par le biais du Traité de Libre Echange Transatlantique, a engendré l'une des crises les plus profondes et les plus polymorphes que nous ayons connues. La crise, Monsieur Joffrin, qui dure depuis son déclenchement de 2007, et qui a muté de crise du financement de l’immobilier en une crise générale affectant l’ensemble des pays, est la première crise de cette «mondialisation» (cf. Sapir J., La Démondialisation, Le Seuil, Paris, 2011.) que vous vous acharnez à croire heureuse.

Cette «mondialisation», vous concédez qu’elle puisse engendrer bien des malheurs, baste, il faut bien montrer aux «sans dents» que vous n’êtes pas sans cœur, mais c’est pour ajouter immédiatement après qu’elle : «porte en avant la technologie». Tout à votre fureur obscurantiste qui vous fait pourchasser «l’intello réac» à chaque tournant de votre plume, ce que vous ne manquez pas de faire au prix de raccourcis douteux, d’approximations hasardeuses, et de dénonciations calomniatrices, vous ne vous rendez même pas compte que d’une part vous identifiez technique et technologie, suivant ainsi un «américanisme» révélateur, et que d’autre part, vous reprenez la vielle antienne, réactionnaire et scientiste, d’un monde qui ne serait conduit que par le progrès technique.

Alors, ne nous étonnons pas de ne pas trouver mot sous votre plume de ce gouvernement qui se prétend socialiste alors qu’il met en œuvre une politique, qui elle, est bien de droite ; de même n’y trouvera-t-on pas de référence à l’Union européenne, ce corps d’institutions qui s’est proclamé «Europe» dans un parfait hold-up sur les symboles, et que nos ouvriers et nos paysans sont parfaitement capables d’identifier – eux – comme la cause de bien de leurs maux.

Votre imaginaire en est resté à la seule notion du changement technique. Mais, en réalité, il ne voit que cela. En fait, c’est l’une des figures de la disparition du politique que vous nous entonnez là. Cette figure va d’ailleurs de paire avec l’évocation accablée des malheurs du temps auquel la technique, et son conjoint le progrès, n’ont pu encore remédier. Mais, cette disparition du politique dont vous vous faites l’écho, que ce soit consciemment ou «à l’insu de votre plein gré», elle porte en elle la fin de la démocratie et elle vous inscrit parmi ceux qui pensent qu’ils «savent mieux» que le commun des mortels, et que cela leur donne un droit, un droit technique bien sûr mais tout aussi antidémocratique que l’ancien «droit divin», de régenter leurs vies. La fin du politique a toujours été une aspiration des «puissants», une volonté de masquer la froide réalité de la domination. Elle vous classe définitivement parmi les défenseurs et les thuriféraires de la Tyrannie.

Vous avez donc fait votre choix, et c’est celui du «1%» de la population, ce 1% qui accumule aujourd’hui les ressources et le pouvoir, contre les 99% restants. Ce 1% qui peut d’ailleurs se payer toutes les plumes mercenaires dont il a besoin. Mais faites attention. Ce 1% vous méprise tout comme il vous utilise. Il se pourrait bien qu’un jour il se décide à tirer l’échelle, vous laissant alors seul et éberlué, n’ayant d’autre recours que de crier comme le valet de Don Juan, «mes gages, mes gages».

A cela il n’est qu’un réponse possible, celle qui reprend ce vieux slogan du mouvement ouvrier et républicain et qui dit : «Paix entre nous et mort aux tyrans».

Source : russeurope.hypotheses.org

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