Pourquoi l’Afrique, malgré ses immenses richesses et son formidable potentiel, peine-t-elle encore à conquérir sa pleine liberté ? Moussa Ibrahim, secrétaire exécutif du Forum de l’Héritage africain à Johannesburg, analyse les grands défis auxquels le continent fait face et décrypte les causes profondes de cette liberté restée inachevée.
En tant que dernier porte-parole de Kadhafi, j’ai vu à quoi pouvait ressembler une véritable indépendance africaine : éducation gratuite, soins de santé universels, logement sans taux d'intérêt et aucune ingérence du FMI.
Ces derniers jours ont offert un aperçu brutal de la crise africaine non résolue. Au Burkina Faso, des militants du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), affilié à Al-Qaïda, ont envahi la base militaire de Diapaga dans l’est, s’emparant de la plus grande partie de la ville et révélant l’état précaire de la sécurité au Sahel. Dans le même temps, en République démocratique du Congo, le groupe rebelle armé M23, qui est en conflit avec le gouvernement depuis le début de l’année, renforce sa prise de Goma, entraînant des conditions politiques vulnérables dans lesquelles les minéraux volés sont acheminés vers les marchés étrangers. Sur la scène diplomatique, le président sud-africain Cyril Ramaphosa n’a pas été traité respectueusement aux États-Unis lorsque le président Donald Trump l’a pris en embuscade avec une présentation grossière et raciste sur ce qu’on appelle le « racisme blanc », en utilisant des images faussement attribuées à l’Afrique du Sud. Le Kenya craint désormais le chaos économique alors que les États-Unis menacent de révoquer l’accord commercial dans le cadre de la loi sur la croissance et les possibilités économiques en Afrique (African Growth and Opportunity Act), ce qui rappelle que de nombreuses économies africaines sont toujours à la merci de puissances extérieures.
Telle est la réalité quotidienne du continent. Derrière les gros titres se cachent des modèles de violence, d’extraction et de manipulation systémiques. Qu’il s’agisse de Boko Haram au Nigeria, d’al-Chabab en Somalie ou des sociétés de sécurité étrangères au Mozambique, le message est le même : les ennemis de l’Afrique sont armés non seulement de balles, mais aussi de contrats, de récits médiatiques et de pièges économiques. Le moment « post-colonial » a depuis longtemps expiré : ce qui reste est une crise gérée, surveillée par le FMI, militarisée par le Commandement des États-Unis pour l’Afrique et aseptisée par la silence de l’Union africaine.
Pourtant, dans ce contexte, nous sommes censés faire la fête. Le 25 mai a marqué la Journée de l’Afrique, l’anniversaire de la création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1963. Chaque année, des drapeaux sont hissés, des discours sont prononcés et des dirigeants africains chantent l’unité. Mais une question embarrassante se pose : que célébrons-nous exactement ?
Lorsque Kwame Nkrumah, Gamal Abdel Nasser, Julius Nyerere, Ahmed Sekou Touré et Haïlé Sélassié se sont réunis pour former l’OUA, leur objectif ne consistait pas à mettre en place des bureaucraties, mais de libérer le continent sur le plan militaire, économique, culturel et idéologique. Ils prévoyaient une armée unique, une monnaie commune, une politique étrangère unifiée et la fin de la dépendance occidentale.
Nkrumah a prononcé sa célèbre phrase : « L’Afrique doit s’unir ou périr ». Aujourd’hui, nous assistons plus au dépérissement qu’à l’unité. 62 ans plus tard, la Journée de l’Afrique est devenue un spectacle symbolique : des drapeaux sans force, des tambours sans direction. Nous voyons des défilés tandis que nos terres sont mises aux enchères. Nous entendons des slogans panafricains tandis que nos banques centrales rendent des comptes à Paris. Nous commémorons l’indépendance tandis que 14 pays africains utilisent toujours la monnaie créée par leur ancien colonisateur : le franc CFA, un moyen de contrôle économique dont le nom lui-même signifie « Coopération financière en Afrique », mais cette coopération se fait pour qui ?
Plus de 25 pays africains sont soit en défaut de paiement, soit sur le point de l’être. Collectivement, le continent doit plus de 650 milliards de dollars aux créanciers extérieurs. Le Nigeria consacre une part importante de ses revenus au service de la dette. Le Ghana, autrefois qualifié d’étoile montante, est de retour au FMI pour la 17e fois. Les remboursements de la dette en Zambie ont étouffé les investissements dans la santé et l’éducation. Ce n’est pas une mauvaise gestion mais une soumission organisée. Les prétendus partenaires du développement gagnent des milliards alors que des générations entières sont sacrifiées aux dieux de la discipline fiscale.
Dans le même temps, les richesses matérielles de l’Afrique continuent de s’écouler vers l’extérieur. La RDC fournit plus de 70 % du cobalt mondial, et pourtant, plus de 70 % de sa population vit dans la pauvreté. Notre uranium alimente des villes européennes alors que des villages nigériens restent sans lumière. L’agriculture africaine, bien qu’elle contrôle 60 % des terres arables non cultivées du monde, est ravagée par les subventions étrangères et la dépendance à l’aide.
Nous importons 40 milliards de dollars de denrées alimentaires chaque année, tandis que nos agriculteurs sont criminalisés ou remplacés par l’industrie agroalimentaire étrangère. Il n’est pas exagéré de dire que l’Afrique est affamée intentionnellement.
Mais aujourd’hui, l’exploitation n’est pas seulement économique, mais aussi digitale. Des entreprises étrangères dominent nos infrastructures de télécommunications, de stockage en nuage et les plateformes numériques. Nos données sont stockées à l’étranger, nos élections sont influencées par des codes étrangers, nos enfants sont alimentés par le colonialisme sur les réseaux sociaux. Les outils d’IA sont entraînés sur des voix africaines mais contrôlés par la Silicon Valley. La lutte pour l’Afrique 2.0 est là : elle se déroule sur les écrans.
Même notre culture est colonisée à nouveau. Nos contes sont financés par des ONG occidentales. Nos artistes sont récompensés pour avoir répété des narratifs de traumatisme, pas de défi. Des galeries d’art aux festivals de cinéma, les créatifs africains sont souvent amenés à se conformer aux attentes des donateurs. La véritable expression révolutionnaire est privée de financement, censurée ou noyée dans un océan de campagnes de « diversité » sans intérêt. La souveraineté culturelle exige non seulement de la visibilité, mais aussi de l’appartenance.
Ce qui aggrave cette tragédie, c’est que beaucoup de nos propres dirigeants sont complices. Les élites qui bénéficient de contrats étrangers, de produits importés et de dons du FMI se font passer pour des nationalistes en encourageant le néocolonialisme.
Mais l’Afrique ne reste pas silencieuse. Au Mali, au Burkina Faso et au Niger, les nouveaux gouvernements défient l'ancien ordre. Ils chassent les troupes françaises, s’échappent de la zone CFA et créent une alliance régionale reposant sur la souveraineté. Les médias occidentaux les appellent juntes. Mais pour des millions d’Africains, ils sont un nouvel espoir. Ces gouvernements ne sont pas parfaits, mais ils résistent à l’impérialisme là où l’Union africaine a capitulé. Leur position fait écho à celle de Sankara, de Nkrumah et de Kadhafi.
En tant que dernier porte-parole de Kadhafi, j’ai vu à quoi ressemble la véritable indépendance de l’Afrique. L’enseignement gratuit, la couverture santé universelle, le logement à taux zéro et l’absence d’intervention du FMI. Le rêve de Kadhafi d’une monnaie africaine adossée à l’or et d’une force de défense continentale a horrifié l’Occident — non pas parce qu’il était fou, mais parce qu’il était réalisable. C’est pourquoi la Libye a été détruite. La leçon est simple : lorsque vous défiez un empire, il riposte.
Mais nous ne devons pas reculer. L’Afrique doit forger de nouvelles alliances — pas avec des maîtres, mais avec des partenaires. La coopération avec la Chine, la Russie, l’Inde et le Brésil doit être fondée sur le respect mutuel et les intérêts partagés et pas sur la dépendance. Nous devons exiger des transferts de technologie, la copropriété des infrastructures et le droit de contrôler nos ressources naturelles. Les BRICS peuvent être une plate-forme de libération mais seulement si l’Afrique y entre en tant que bloc uni et qui se respecte.
Ce qui est tout aussi vital, c’est une révolution de l’esprit. Nos systèmes éducatifs glorifient toujours les colonisateurs et marginalisent les savoirs indigènes. Nos universités cherchent à être classées en Occident tout en négligeant le développement communautaire. Nous avons besoin de nouveaux programmes, centrés sur les langues africaines, la philosophie, l’histoire et l’économie politique. Nous devons construire des écoles qui forment des penseurs, des constructeurs et des libérateurs, mais pas des bureaucrates.
La diaspora africaine est un autre front critique. Chaque année, elle contribue à hauteur de plus de 50 milliards de dollars grâce aux transferts de fonds. Pourtant, son pouvoir politique reste sous-utilisé. Nous avons besoin de mécanismes institutionnels pour permettre à la diaspora de participer aux élections, aux investissements, à la sécurité et à la culture. De Sao Paulo à Londres, d’Atlanta à Kingston, la diaspora n’est pas seulement un spectateur. Elle est co-créatrice du destin de l’Afrique.
Passons au front écologique. L’Afrique est en première ligne de la dégradation du climat, mais les solutions proposées masquent souvent le même modèle d’exploitation. Le capitalisme vert – marchés du carbone, financement climatique, systèmes de compensation – permet aux pollueurs de profiter tandis que l’Afrique en paie le prix. Nous devons nous battre pour une justice écologique basée sur la réforme agraire, la souveraineté hydrique et l’administration indigène, et non pas sur des programmes de bailleurs de fonds.
Telle est la véritable signification de la Journée de l’Afrique. Il ne s’agit pas de faire la fête mais de se mobiliser. Pas d'apparat, mais de la résistance.
L’Union africaine doit se réveiller, sinon elle sera dépassée par des mouvements et des gouvernements qui sont prêts à se battre. Les organisations culturelles doivent rejeter la dépendance aux ONG et créer des espaces d’imagination radicale. Notre jeunesse doit refuser la logique de l’évasion et reconstruire le continent avec dignité. Nous avons besoin de banques, d’éducation et de défense panafricaines. Et surtout, nous avons besoin de vérité.
L’Afrique n’est pas pauvre. Elle est pillée.
L’Afrique n’est pas en retard. Elle est bloquée.
L’Afrique n’est pas libre. Mais elle peut l’être.
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