La politique étrangère turque est en déclin, estime le politologue français, Jean Marcou. RT France a interrogé ce spécialistes sur les derniers coups d’éclat de la diplomatie turque.
RT France : Pourquoi cette incursion de soldats turcs en Irak, censés entraîner les soldats irakiens, se termine-t-elle devant le Conseil de sécurité des Nations unies ?
Jean Marcou : C’est une affaire qui est assez complexe. Les militaires turcs entraînent des volontaires irakiens, des peshmergas pour l’essentiel. Et le problème qui se pose, c’est qu’ils se trouvent près de Mossoul, hors de la zone qui relève théoriquement du gouvernement kurde d’Irak du Nord, selon la Constitution irakienne de 2005. Or, depuis la guerre contre Daesh, les frontières ont été modifiées de facto : une partie de ces territoires irakiens, échappent désormais au contrôle du gouvernement régional et sont tenus par le gouvernement régional kurde. Il y a une sorte d’indépendance de fait des Kurdes irakiens qui ont la Turquie pour allié privilégié. Mais en même temps, le gouvernement irakien continue de considérer que les territoires situés hors du gouvernement régional kurde relèvent de sa juridiction. C’est pour cela que Bagdad a protesté contre l’entraînement de Peshmergas par l’armée turque dans une circonscription qui relève de sa juridiction.
Ce qu’il faut bien voir, c’est que le gouvernement de Bagdad qui reste le gouvernement fédéral officiel de l’Irak, a perdu le contrôle d’une grande partie de son territoire, celui qui est aux mains de Daesh à l’Ouest, mais aussi celui du Kurdistan irakien au Nord. Ce n’est pas la première fois que des incidents se produisent entre la Turquie et l’Irak à ce sujet.
En plus des bombardements réguliers des forces du PKK en Irak du Nord par les forces turques depuis plusieurs années, il y a un vieux contentieux entre les deux pays. Pendant l’été 2012 Ahmet Davutoglu [alors ministre turc des Affaires étrangères] s’était rendu à Kirkuk, qui ne relevait pas du gouvernement kurde, mais avec le soutien de peshmergas qui se sont chargés de sécuriser tout son trajet sans l’accord des autorités irakiennes. A l’époque, les autorités irakiennes avaient protesté, en disant que c’était une violation de leur territoire. Mais, en protestant, le gouvernement irakien a fait la démonstration que, même avant l’arrivée de Daesh dans le Nord de l’Irak, Bagdad n’était pas en mesure de bien contrôler cette région. En agissant de la sorte devant le Conseil de sécurité, le gouvernement irakien cherche donc à rappeler que Bagdad reste le seul représentant de l’Etat irakien au plan international.
RT France : La Turquie, qui ne se gêne pas d’envoyer ses soldats en Irak, a pourtant abattu un bombardier russe qui aurait violé son espace aérien pour quelques secondes seulement. Peut-on parler de deux poids, deux mesures ?
Jean Marcou : Oui, mais je dirais que tous les Etats pratiquent ce genre de doubles standards. Lorsque cela les arrange, ils évoquent effectivement une violation de leur espace aérien ou une atteinte à leur intégrité territoriale. Je pense que la situation ne doit pas être lue au regard du droit, mais en fonction du rapport des forces en présence. Il faut aussi distinguer : dans le cas de l’avion abattu, on a affaire à une confrontation entre deux puissances qui sont la Russie et la Turquie, alors qu’en Irak, il s’agit d’un problème régional, voire même local, celui du soutien turc aux Kurdes irakiens. D’ailleurs Massoud Barzani [ancien Premier ministre irakien] se rend en Turquie pour nouer des contacts, il va probablement aborder cette question dans le cadre de la coordination entre la Turquie et les peshmergas pour lutter contre Daesh. Il y a donc effectivement des enjeux stratégiques entre la Turquie et le gouvernement de l’Irak du Nord, avec en arrière fonds, le fait que le gouvernement fédéral irakien, qui ne contrôle plus la totalité de son territoire, se doit d’essayer d’exister au plan international.
RT France : Pourquoi selon vous, le Conseil de sécurité qui a été saisi concernant l'incursion de soldats turcs sur le territoire irakien n’a pas vraiment réagi à cet incident ?
Jean Marcou : A mon avis, cela va se régler au plan bilatéral, entre les deux pays, puisque la Turquie a dit qu’elle arrêtait d’envoyer des soldats en Irak et qu’elle négociait de toute manière avec le gouvernement irakien.
RT France : La Turquie viole régulièrement l’espace aérien de la Grèce, par exemple, et il n’y a pas de réaction de la part de la communauté internationale. Est-ce qu’en tant que membre de l’OTAN, la Turquie peut agir à sa guise et d’abattre un bombardier russe ?
Jean Marcou : Il faut se méfier des questions de violation de l’espace aérien. Il y en a constamment entre la Turquie et la Grèce, dans les deux sens. Et il y en a eu en Syrie depuis l’intervention de la Russie, deux côtés également.
Aujourd’hui, on n’abat plus un avion pour une violation de l’espace aérien de quelques secondes. Si on le fait, c’est parce qu’on a une intention diplomatique. Si la Turquie abattait tous les avions qui violent 17 secondes son espace aérien, elle passerait son temps à abattre des avions car cela se produit très souvent. Si, par exemple, la Turquie et la Grèce abattaient tous les avions qui violent leur espace aérien, je crois qu’elles seraient en guerre.
RT France : Alors pourquoi la Turquie a-t-elle abattu ce bombardier russe ?
Jean Marcou : A mon avis, la Turquie est intervenue parce qu’elle voulait dire quelque chose à la Russie et aux Occidentaux. Concrètement, qu’Ankara ne souhaite pas de rapprochement entre les coalitions. Et c’est d’ailleurs ce qui s’est produit. Et s’il n’y a pas eu de critiques réelles ni de l’OTAN ni des pays occidentaux sur cet incident, c’est parce que les Occidentaux ne veulent pas d’une coordination entre leur coalition et la coalition russe en Syrie. Je crois que c’est la leçon que qu’il faut tirer de tout cela.
RT : La Turquie cherche depuis longtemps à s’imposer comme une puissance régionale, au même titre que l’Iran. Où en est la stratégie du président turc Reccep Tayyip Erdogan pour réaliser cet objectif ?
Jean Marcou : La Turquie a mené à partir de 2008-2009 une nouvelle politique étrangère qui peut se résumer ainsi : «zéro problème avec nos voisins». Elle a eu pas mal de succès, Ankara s’est notamment rapproché du monde arabe et des pays de la région, a essayé de montrer que la Turquie était une puissance qui pouvait stimuler le développement économique de la région, des relations diplomatiques. Elle a même tenté de rompre l’isolement de la Syrie en s’alliant avec Bachar el-Assad à l’époque… Mais toute cette politique, dont la tête pensante était Ahmet Davutoglu [ministres des Affaires étrangères de 2009 à 2014 et Premier ministre depuis], s’étiole.
Cette politique turque a été ébranlée par les printemps arabes qui ont provoqué des changements de gouvernements, les Turcs ont aussi dû se positionner vis-à-vis de la répression de Bachar el-Assad. Ils ont dû remettre en cause leur politique et se retrouvent aujourd’hui faibles et isolés au Moyen-Orient. Le modèle turc a perdu le prestige qui était encore le sien au début de la vague du printemps arabe et doit maintenant gérer les conséquences de la crise syrienne à ses frontières – plus de deux millions de réfugiés, avec tous les problèmes que cela engendre, la hausse de l’insécurité, les attentats, etc. Elle pèse de moins en moins sur le conflit syrien. Et donc, je crois que l’affaire de l’avion russe abattu lui permet de revenir partiellement dans le jeu, en lui permettant de montrer qu’elle existe encore au plan régional, même si sa politique étrangère est en déclin. Pour reprendre la formule lapidaire d’un diplomate turc : «Ce n’est plus zéro problème avec nos voisins, mais zéro voisin avec nos problèmes».
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