Docteur en sciences et essayiste belge, Jean Bricmont est professeur à l’Université catholique de Louvain. Il est auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages dont La république des censeurs, Impostures intellectuelles (avec Alan Sokal).

Politique étrangère française : «Il faudrait un tournant «gaulliste»

Politique étrangère française : «Il faudrait un tournant «gaulliste» Source: Reuters
Le président français François Hollande et son homologue américain Barack Obama rendent leurs hommages aux victimes des attentats du 13 novembre
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L’essayiste belge Jean Bricmont analyse pour RT France les raisons des attentats du 13 novembre à Paris, ainsi que le rôle de la Belgique dans ces attaques.

RT France : Pensez-vous, comme certains l’affirment, que la France a été attaquée le 13 novembre à cause de sa «joie de vivre», d’autres, à la suite de sa politique au Moyen Orient ?

Jean Bricmont : Les Américains ont eu une réaction similaire après le 11 septembre 2001: On nous attaque parce que nous sommes si bons ! Ici, c'est parce que nous faisons la fête ! Mais alors, pourquoi ne pas attaquer la Suisse ou la Suède ? Il faut être très franco-centré pour s'imaginer que la «joie de vivre» y est inférieure à celle qui existe en France. Il ne faut pas non plus oublier que la France est caractérisée par un degré constant d'agitation antimusulmane qu'on ne retrouve pas dans d'autres pays.

En 2001, Ben Laden avait dit : nous vous attaquons parce que vous nous attaquez, et cela depuis 80 ans en Palestine. Il est évident que «nous» (c'est-à-dire nos élites politiques qui ne consultent absolument pas leur peuple sur ces questions) avons attaqué le monde arabe et musulman de milliers de façons : la création d'Israël et le soutien à cet Etat dans toutes ses guerres, l'attaque contre Suez, les guerres contre l'Irak, le renversement de Mossadegh en Iran en 1953, la guerre récente contre la Libye, et maintenant le soutien à la «rébellion» en Syrie.

Mais ici, il y a une ironie supplémentaire. La France semble être attaquée par des gens qui sont justement liés à cette rébellion syrienne, que la France a tant soutenu. Ce qui prouve que nous n'avons pas de véritables amis au Moyen-Orient. Les seuls qui prétendent l'être sont les Israéliens, mais il n'en font manifestement qu'à leur tête, ne répondent à aucune demande de modération de la part de leurs «alliés» et ne font ainsi que renforcer l'hostilité à notre égard au Moyen-Orient.

RT France : Un article sur Politico a qualifié la Belgique de «failed state», en parlant comme d’un «fief du terrorisme» en tant que conséquence du disfonctionnement du pays. Pensez-vous que ce soit une explication valable ?

Jean Bricmont : Lors de ce genre de tragédie, on cherche toujours à désigner des «coupables» et, en général, on en trouve qui permettent de ne pas se poser trop de questions de fond sur nous-mêmes. Les services de sécurité sont une cible toute trouvée, puisque manifestement ils n'ont pas rempli leur tâche. Reste à savoir ce qu'ils auraient pu faire. Les «dysfonctionnements» de l'Etat belge sont une autre cible facile. On pourrait écrire pas mal de choses à ce sujet, mais il me semble évident que c'est une note de bas de page en comparaison de l'immensité du problème posé par «l'islamisme», dont les racines sont à rechercher dans notre politique de domination au Moyen-Orient. Pense-t-on sérieusement que plus d'un million de morts dus à la guerre en Irak ont moins d'importance que la gestion municipale de Molenbeek ? Toute cette agitation sur des détails a pour fonction d'éviter les débats sur l'essentiel.

RT France : Le polémiste Eric Zemmour a proposé (d’une manière ironique) de bombarder Molenbeek pour lutter contre le terrorisme. Cela a été mal perçu par beaucoup de Belges, y compris la bourgmestre de Molenbeek. Qu’en avez-vous pensé ?

Jean Bricmont : Mes compatriotes ont visiblement manqué d'humour face à cette remarque de Zemmour. Ils sont tous montés ou créneau ! Je me suis bien amusé en voyant leur réaction «patriotique», surtout de la part de ceux qui veulent abolir les frontières et qui prétendent être anti-nationalistes, contrairement au méchant Zemmour.

Concernant Zemmour, je ne sais pas exactement ce qu'il avait en tête, mais il est opposé à toutes les guerres humanitaires et à notre politique d'ingérence. Je pense qu'il ne souhaite pas plus bombarder Raqqa que Molenbeek et qu'il voulait se moquer de l'attitude va-t-en-guerre de Hollande. Je remarque au passage que le Parlement belge a voté en 2011, à l'unanimité, pour la guerre en Libye, des écologistes à l'extrême-droite. L'horrible «raciste» Zemmour était bien mieux avisé à l'époque.

RT France : Molenbeek est devenu un symbole d’une sorte «no go zone». Est-ce qu’il y a à votre avis un moyen pour empêcher la radicalisation des jeunes dans ces «quartiers sensibles» ?

Jean Bricmont : Je n'ai pas de solution à ce problème de «radicalisation». On va sans doute augmenter la répression, créer plus ou moins artificiellement quelques emplois et prétendre faire de «l'éducation». Mais c'est un problème qui nous dépasse de très loin. D'abord, il n'y a pas beaucoup d'emplois, ceux qui sont peu qualifiés ont été délocalisés depuis longtemps. Ensuite, l'éducation est en ruines pour toutes sortes de raisons (un mélange d'économies et de pédagogisme). Finalement, le conflit permanent entre musulmans et non-musulmans ne va pas disparaître demain ; au contraire, il va s'intensifier, rendant l'intégration de plus en plus difficile.

RT France : Quel serait d’après vous la solution à ce problème ?

Jean Bricmont : Il faudrait un tournant «gaulliste» à notre politique étrangère. L'affirmation d'une France forte et indépendante. Renouer des liens d'amitié avec la Russie et prendre ses distances avec les Etats-Unis. Sortir de l'OTAN. Dire aux Israéliens que s'ils veulent vivre au Levant, il faut apprendre à être Levantin et vivre en paix avec ses voisins. Bien sûr, cela supposerait de faire des concessions inimaginables pour eux à l'égard des Palestiniens. Mais au moins, on devrait pouvoir affirmer que leurs problèmes ne sont pas nos problèmes. 

Il faudrait aussi une politique «arabe», comme on disait dans le temps, c'est-à-dire de coopération avec les Etats de la région, indépendamment de leur nature ou de leur politique.

RT France : Et sur le plan intérieure ?

Jean Bricmont : Sur le plan interne, il faudrait cesser la politique des deux poids deux mesures, où des poursuites sont lancées sans arrêt au nom de la «lutte contre l'antisémitisme» alors que toutes les insultes sont permises à l'égard de l'islam, du christianisme et que le port du voile est pratiquement perçu comme une menace à la sécurité de l'Etat. Les dernières absurdités en date étant de rendre illégal l'appel au boycott d'Israël (des appels semblables concernant l'Afrique du Sud à l'époque de l'Apartheid étaient parfaitement légaux) ou de condamner (en Belgique) Dieudonné à deux mois de prison ferme pour un sketch.

Enfin, il y a le problème socio-économique : tant qu'on accepte de mettre en concurrence les travailleurs ici avec ceux de pays à bas salaires, il n'y aura pas d'emplois, sauf dans les services et le socio-culturel, c'est-à-dire des emplois assez artificiels et soutenus par les déficits immenses des finances publiques. Pour arrêter cette mise en concurrence, il faudrait des mesures protectionnistes qui sont impensables dans le climat actuel de libre-échange et d'ouverture des frontières.

Ensuite, il faudrait beaucoup de patience avant d'arriver à renouer des liens avec la «communauté» musulmane. Heureusement, l'immense majorité des musulmans ne demandent qu'à trouver une place dans la société française (on n'est pas encore au bord de la guerre civile), mais c'est aujourd'hui très difficile.

Malheureusement, tout ce qui précède est «utopique», non pas parce que ce serait par principe impossible (le général de Gaulle menait une telle politique), mais parce que la classe politique et médiatique aujourd'hui au pouvoir est incapable de penser à de telles politiques ou même de réfléchir lucidement à la situation. Il existe des hommes politiques relativement lucides, Dominique de Villepin ou Jean-Pierre Chevènement par exemple, mais ils sont marginalisés dans leurs camps respectifs.

RT France : Pourquoi l’opinion publique s’est-elle tant mobilisée après les attentats de Paris, contrairement à ce qui s’est passé après celui de Beyrouth ?

Jean Bricmont : Paris étant une ville plus touristique que Beyrouth, il y a plus de gens dans le monde qui pensent qu'ils auraient pu être victimes des attentats de Paris que de Beyrouth. Il est aussi humain de se sentir concerné par ce qui nous est proche.

Mais il faut se méfier des excès de condoléances venant de Washington et de Tel Aviv, capitales de pays qui, dans d'autres circonstances, sont assez hostiles à la France. Soit, pour ce qui est d'Israël, parce que la France serait antisémite et que les juifs français n'auraient pas d'autre solution que d'émigrer en Israël ; soit, pour les Etats-Unis, parce que la France était «lâche» en 2003 en refusant de les accompagner dans la guerre contre l'Irak (on peut voir aujourd'hui qui était lucide).

Aujourd'hui, ces mêmes Etats espèrent sans doute que leurs marques de sympathie contribueront à empêcher la France de réexaminer sa politique étrangère, ce qu'elle devrait pourtant faire de toute urgence.

Les opinions, assertions et points de vue exprimés dans cette section sont le fait de leur auteur et ne peuvent en aucun cas être imputés à RT.

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