Violences en Irak : quels enjeux pour le pays et la région ?

Violences en Irak : quels enjeux pour le pays et la région ?© AHMAD AL-RUBAYE / AFP
Des partisans du leader chiite Moqtada al-Sadr Sadr à Bagdad, le 29 août 2022, après la prise d'assaut du palais de la République (image d'illustration).
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Au-delà du risque de guerre civile, c’est sur fond de rivalités intra-chiites et d’opposition entre nationalisme et influence iranienne que se joue l’avenir de l'Irak, selon l'historien Roland Lombardi.

Cela fait plusieurs années déjà que des manifestations, contre la corruption générale, les services publics déficients et même ces derniers temps contre l’ingérence iranienne, touchent de manière récurrente l’ensemble du pays. Celles-ci tournent souvent à l’émeute et provoquent à chaque fois des dizaines de morts.

Les violences de la semaine dernière sont, elles, la conséquence d’une crise politique commencée depuis octobre 2021. Les élections législatives irakiennes, qui ont eu lieu à cette date, avaient donné la victoire au Mouvement sadriste. Le parti du leader chiite Moqtada al-Sadr était alors arrivé en tête avec 73 sièges, et entendait former un gouvernement de coalition avec ses alliés sunnites, le Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani, et le Parti du progrès de Mohamed Al-Halbousi. Ce fut dès lors une défaite retentissante pour les partis représentant les Hachd al-Chaabi, les puissantes milices chiites créées durant la seconde guerre civile irakienne et largement soutenues et financées par Téhéran. La contestation des résultats électoraux par le «Cadre de coordination chiite» – un bloc de forces politiques chiites emmené par l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki et la Force de mobilisation populaire (FMP), une organisation de milices étroitement liées à l’Iran – a entraîné une crise institutionnelle qui n’a trouvé aucune issue satisfaisante à ce jour. D’autant qu’après sa victoire électorale Sadr avait menacé d’exclure la FMP du prochain gouvernement. Le «Cadre de coordination chiite» a alors lancé une véritable campagne de sape afin d’empêcher la coalition post-électorale négociée par Sadr, base d’une future majorité nationale constituée, au-delà de la communauté chiite, avec le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’éminent représentant arabe sunnite Mohammed al-Halbousi.

L'élection présidentielle devait se tenir en février dernier mais a été reportée à deux reprises. Puis, les Hachd al-Chaabi ont menacé de renverser le gouvernement durant ces dix derniers mois. Ils ont même tenté d’assassiner le Premier ministre Moustafa al-Kazimi, frappé les forces kurdes avec des roquettes et des drones, attaqué le domicile du président du Parlement, Mohamed al-Halbousi, et commandité une série d’assassinats de responsables sadristes.

Cette campagne de violence a ainsi fragilisé et divisé l’alliance politique initiée par Sadr. Le gouvernement formé par ce dernier a fini par perdre la majorité au parlement et a été renversé.

De même, les partis pro-iraniens ont su habilement jouer de la corruption endémique des élites politiques irakiennes. C’est sous leur influence que la Cour suprême fédérale a donc modifié la Constitution, imposant la majorité des deux tiers du Parlement pour former un nouveau gouvernement. L’architecte de cette réforme constitutionnelle n’est autre que l’ancien Premier ministre chiite Nouri al-Maliki, le grand rival de Sadr dans cette lutte intra-communautaire.

Acculé, ce dernier se devait de réagir. Ses 73 députés ont démissionné en juin dernier et à la suite de la nomination d’un fidèle de Maliki comme nouveau Premier ministre, Sadr a poussé ses partisans à envahir le Parlement irakien fin juillet. Pour lui, il s’agit dès lors de sortir de la crise actuelle en position de force afin de réaffirmer son hégémonie politique dans le pays et tenter de ressusciter son accord avec les partis sunnites.

Moqtada al-Sadr, le nouveau champion du nationalisme irakien ?

Moqtada al-Sadr, 49 ans, est un chef à la fois religieux et politique. Le Mouvement sadriste, qui est une organisation religieuse mais également politico-sociale et surtout nationaliste, a par le passé participé à différents gouvernements. Depuis 2016, le dignitaire chiite a retrouvé un regain d’influence, notamment lorsqu’il a soutenu les vastes mouvements populaires contre la corruption. Ce natif de Koufa, au sud de Bagdad, près de Nadjaf, haut lieu de l'islam chiite et centre du pouvoir politique chiite en Irak, est issu d’une lignée de grands ayatollahs, les Sadr, dont certains ont été exécutés par le régime de Saddam Hussein. Il est par ailleurs considéré comme sayyid (descendant du prophète). Cette prestigieuse ascendance lui donne une forte légitimité. D’autant plus qu’à partir de 2003, âgé d’à peine 30 ans, il devient un véritable héros en prenant la tête de la résistance chiite contre l’occupation américaine avec l’Armée du Mahdi, sa puissante milice forte alors de 60 000 combattants.

La sortie des Etats-Unis du JCPAO (Accord de Vienne sur le nucléaire iranien) par Donald Trump en 2018, sa politique de sanctions maximales contre l’Iran, puis l’élimination en 2020 du puissant général iranien Soleimani, commandant de la Force Al-Qods du corps des Gardiens de la révolution islamique et grand stratège de la politique étrangère iranienne, vont mettre les mollahs de Téhéran sous une insupportable pression et en grande difficulté. Ils ont du mal à payer leurs proxies, notamment en Irak et leur ingérence dans le pays est de plus en plus mal vécue (manifestations anti-iraniennes évoquées plus haut).

C’est dans ce nouveau contexte, que Moqtada al-Sadr va se présenter comme le champion de la lutte contre la corruption et surtout du nationalisme irakien mais également de l’opposition à l’Iran. Sa nouvelle croisade en faveur d’un Irak indépendant avec des relations régionales plus équilibrées, le mènera d’ailleurs en 2017 à rencontrer le prince héritier saoudien Mohammed ben Salman…

Sa volonté manifeste de ces derniers mois pour former un gouvernement pluriel réunissant les forces kurdes, chiites et sunnites, à l’exclusion de tous les partis pro-iraniens, ne pouvait donc que provoquer une réaction des autres mouvements chiites inféodés à l’Iran.

Les erreurs de l’administration Biden

Dès son arrivée aux manettes et afin de déconstruire la politique réaliste de Trump, l’équipe Biden n’a fait alors qu’accumuler les erreurs dans la région. Notamment en voulant rétablir avec l’Iran les accords sur le nucléaire iranien. En guise de bonne volonté, Washington n’a exigé aucune contrepartie notable du côté iranien et surtout, a commencé à lever discrètement une partie des sanctions visant certains dignitaires du régime. Pour Téhéran, qui était pourtant à genoux et s’apprêtait à négocier avec Trump s’il avait été réélu, ce ne fut qu’un signe de faiblesse et une bouffée d’air frais. Pour acquérir une position de force dans les négociations en cours et reprendre l’ascendant, les mollahs iraniens ont alors réactivé leurs supplétifs au Yémen, en Syrie, à Gaza et… en Irak ! Or, pour les Américains, les négociations sont encore à ce jour dans l’impasse…

L’administration Biden a poursuivi le désengagement américain du Moyen-Orient concrétisé par Trump mais en abandonnant les réflexions stratégiques sur ses suites qu’avaient pourtant élaborées le Secrétaire d’Etat Pompeo et les généraux de Trump (comme les Accords d’Abraham – l’alliance d’Etats clients composée d’Israël et des autocraties arabes pour, entre autres, contrer seule l’influence iranienne dans la région – et peut-être même l’option de l’homme fort, Sadr, en Irak…).

Quoi qu’il en soit, durant ces longs mois de crise en Irak, les Américains ont brillé par leur silence et leur absence (seulement deux visites officielles à Bagdad depuis janvier 2021). Alors que les Gardiens de la révolution ont réalisé plus de dix déplacements en Irak, dans le but d’influencer leurs partenaires locaux comme leurs adversaires sur la formation du futur gouvernement.

Privilégiant un accord à tout prix avec Téhéran – mais qu’il n’obtiendra jamais – pour des raisons électorales internes et simplement se démarquer de son sulfureux prédécesseur, Biden et sa politique erratique ont ainsi laissé les mains libres aux Iraniens en Irak. Pays qui est pourtant un partenaire géostratégique majeur pour les Etats-Unis au Moyen-Orient, tant dans le domaine énergétique – le pays, deuxième plus grand exportateur au sein de l’OPEP, possède les cinquièmes réserves mondiales de pétrole – que sécuritaire (lutte contre-terroriste).

Sadr l’a très bien compris. Sans soutien extérieur important (ses alliés du Golfe sont restés prudents) et devant le risque d’une guerre civile entre chiites irakiens (60% de la population) qui serait catastrophique pour le pays, le chef du Mouvement sadriste a finalement appelé à la fin des violences. L’immense influence du Grand Ayatollah irakien Ali Al-Sistani, 92 ans, ne doit aussi pas être sous-estimée dans cette décision…

Bref, Sadr préfère donc, de manière pragmatique, faire un pas en arrière et miser sur la négociation et le compromis pour proposer de nouvelles élections. Or les braises sont encore chaudes et une reprise du brasier est toujours possible…

Roland Lombardi

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